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Chiara ELEFANTE

 

Introduction deuxième partie. Distances entre systèmes linguistiques : écarts et stratégies de rapprochement

 

Proximité et distance hors l’antonymie : nouveaux enjeux pour raviver la nature créative des recherches sur les langues

 

Chiara Elefante
Dipartimento di Interpretazione e Traduzione, Alma Mater Studiorum Università di Bologna (Campus di Forlì)

 

À une époque bouleversée par une situation géopolitique qui nous rappelle que l’Histoire peut tragiquement se répéter, et dépaysée par un développement technologique qui s’obstine à dissocier l’esprit humain de l’intelligence artificielle, l’une des voies qui pourrait rénover les recherches sur les Humanités est sans doute l’abandon d’une logique binaire et l’ouverture vers une pensée capable d’aller au-delà d’antinomies ayant bien trop souvent sclérosé les disciplines. Dans le domaine des recherches sur les langues au sens large, où trouvent leur place non seulement la linguistique diachronique et synchronique, mais aussi la didactique, les études interculturelles, l’histoire des politiques linguistiques, les possibles du procès traduisant – pour ne citer que quelques volets des recherches intéressant cette section du numéro de Repères – l’antonymie à démonter est, me semble-t-il, celle entre la supposée proximité et distance des langues.

En insistant sur la différence, qui ne serait plus uniquement à rechercher dans l’espace entre les langues, car elle est en réalité déjà constitutive de tout idiome, Myriam Suchet affirme : « Si la séparation entre les langues s’avère construite et maintenue par des rapports de force, l’apparente homogénéité de chacune d’entre elles ne l’est pas moins. Aucune langue, en effet, n’est en parfaite coïncidence avec elle-même, et ce n’est qu’en exerçant des forces centripètes au moyen d’institutions de normalisation et de standardisation (écoles, académies, dictionnaires, etc.) que l’on produit, à partir d’actes de discours toujours divergents, quelque chose que l’on appelle “la langue”[1]».

À y regarder de près, toute langue est en effet sillonnée d’inhomogénéité et d’écarts, si bien que continuer à penser les concepts de proximité et de distance comme si l’on pouvait irrévocablement les cristalliser se révèle aujourd’hui non seulement illusoire, mais qui plus est délétère pour nos disciplines.

Or, les études qui sont réunies dans cette section de la revue, essaient toutes, à partir de perspectives disciplinaires différentes, de remettre en question la logique binaire pour laisser plutôt affleurer une réflexion complexe dévoilant précisément l’illusion des langues et des textes comme des ensembles à prendre en compte au nom des principes d’homogénéité et de cohérence.

La première contribution, de Antonio Lavieri, insiste sur la nécessité, pour la traductologie et l’histoire des traductions – un domaine d’étude, celui-ci, hélas encore trop méconnu en Italie ­– d’une réflexion qui retrouve le lien « entre tradition et traduction dans la relation toujours historique entre formes d’objectivités et régimes de réception ». Dans le passage – à concevoir dans sa dimension dynamique – entre les langues et les cultures, « le processus de traduction repose le passé devant nous », affirme Lavieri. Et la traductologie doit dès lors se repenser comme une discipline qui prend en compte la fonction épistémique et le processus traduisant défini par Myriam Suchet comme une « forme de montage des temporalités produisant différents effets (décalage, prise de conscience, continuité, filiation) qui modifient l’écoulement – sinon le déroulement – de l’histoire déjà connue et en partie refoulée[2] ». Lavieri parle justement d’une ouverture urgente et nécessaire des études traductologiques aux savoirs culturels, qui pourrait nous aider à « reconsidérer de manière réflexive notre présent », dans un mouvement dialogique et d’interrogation réciproque entre notre présent culturel et le passé si profondément marqué par l’activité du traduire.

La deuxième étude de cette section, qui voit la collaboration entre Mathilde Anquetil et Marie-Christine Jamet, se focalise sur la pratique de l’intercompréhension comme « alternative à l’internationalisation par l’anglais » et sur le phénomène de transmission/appropriation des langues dans l’Europe contemporaine. L’état des lieux tracé par les deux spécialistes a le mérite d’élargir le regard à la coopération scientifique entre l’Europe et l’Amérique latine. Cette collaboration a favorisé l’association des notions de heritage language et de translaguaging à la pratique de l’intercompréhension, en intensifiant les possibilités d’une approche interdisciplinaire qui dépasse « le cloisonnement entre les langues » et les résistances idéologiques conservatrices au sein des réalités académiques nationales. L’intervention d’Anquetil et Jamet aboutit, dans sa partie finale, à la question d’un raccord possible, quoique compliqué, entre les projets européens ancrés au Cadre Commun de Référence pour les Langues et les institutions de l’Amérique du Sud qui regardent avec intérêt à ce que fait l’Europe dans le domaine du plurilinguisme.

Dans la troisième étude Elli Suzuki souligne la nécessité de prendre en considération la dimension politique et idéologique de toute intervention en politique linguistique, notamment quand on s’occupe de promotion du plurilinguisme dans des zones où les relations politiques, comme c’est le cas pour la Chine, la Corée du Sud et le Japon, sont historiquement conflictuelles. Dans un contexte comme celui que Suzuki décrit, les concepts de proximité et de distance doivent être réinterprétés dans une vision large, qui convoque, en plus des linguistes, les spécialistes de sciences de l’éducation, de géopolitique, de psychologie et de didactique des langues. La question centrale est en effet celle de « garantir un équilibre entre le souhait de diffuser et faire circuler les respectives langues et cultures et le projet global d’une circulation libre des cultures avec la possibilité d’un enrichissement et d’une hybridation féconde ».

Les trois essais qui sont ici réunis évoquent donc la proximité et la distance en les affranchissant de cette relation antonymique qui a longtemps caractérisé les études linguistiques, culturelles et traductologiques. Ils tracent une voie qui nous fait bien espérer pour l’avenir de nos disciplines et pour le renouvellement de la nature créative des recherches humaines sur les langues. Car ce n’est sans doute que la créativité qui nous permettra de tirer avantage de l’intelligence artificielle sans en être subjugués.


 

[1] M. Suchet, Introduction, Intermédialités/Intermediality, 27, 2016, https://doi.org/10.7202/1039808ar

[2] Ibidem.


Per citare questo articolo:

Chiara ELEFANTE, « Introduction deuxième partie. Distances entre systèmes linguistiques : écarts et stratégies de rapprochement », Repères DoRiF, n. 27 – 2021 l’Odyssée des langues. La distance dans la dynamique des plurilinguismes, DoRiF Università, Roma, luglio 2023, https://www.dorif.it/reperes/chiara-elefante-introduction-deuxieme-partie-distances-entre-systemes-linguistiquesecarts-et-strategies-de-rapprochement/

ISSN 2281-3020

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