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Ferdinando BOERO

 

Préface

 

Biodiversité et changement climatique : de quoi parlons-nous ?

 

 

Ferdinando Boero
Fondazione Dohrn, Stazione Zoologica Anton Dohrn
Université de Naples Federico II, CNR-IAS, Marevivo
ferdinando.boero@unina.it

 

Dans la Genèse, le créateur donne une seule tâche à Adam, celle de donner un nom aux animaux. Dénommer signifie inventer un nouveau mot pour définir quelque chose qui était auparavant inconnu et donc nouveau pour nous. Nommer les choses est une caractéristique de notre espèce.
En tant que chasseurs-cueilleurs, notre culture est née en étudiant les animaux et les plantes. Notre prospérité dépend des autres êtres vivants : nous devons savoir où trouver de la nourriture et des matériaux et ce qui peut nous nuire. Si l’utilisation des autres êtres vivants conduit à leur disparition, alors les conditions de notre avenir, qui dépend de la disponibilité des ressources, disparaissent elles aussi.

Dans les années 1980, on a commencé à parler de diversité biologique et, par la suite, le concept a été concentré en un terme : la biodiversité. La Convention de Rio de 1992 parle encore de diversité biologique mais, par la suite, le terme biodiversité a gagné du terrain et fait désormais partie du lexique commun, à tel point qu’il a été introduit dans l’article 9 de la Constitution, au même titre que les écosystèmes.
De manière générale, un mot répété si souvent finit par se détériorer, le plus souvent de deux manières. Premièrement, la grande familiarité résultant de la répétition d’un mot donne le sentiment de « le posséder » ; deuxièmement, l’illusion de posséder ce mot cache la méconnaissance de son sens. Lorsque l’on demande ce que signifie PIB, tout le monde sait qu’il s’agit du produit intérieur brut, et posséder cette information entraîne l’illusion de savoir ce qu’est le PIB. Mais lorsque l’on cherche à en définir le sens, les problèmes commencent : Parle-t-on de PIB nominal ou de PIB réel ?  Qu’en est-il des externalités négatives ? Que se passe-t-il si le PIB augmente ? La croissance du PIB, quel qu’il soit, engendre la diminution d’autre chose : en premier lieu celle de la biodiversité, que l’on pourrait aussi appeler le capital naturel. Comment mesurer l’impact économique de la destruction de la biodiversité ? A-t-elle un prix ou une valeur ? Les deux mots ont des sens très différents. Si notre santé dépend de l’intégrité de la biodiversité, cela signifie que nous lui attribuons une valeur. Est-il possible que l’abandon de notre santé (et de celle de nos proches) puisse être compensé par le paiement d’un prix ? Quel est le prix des poumons de nos enfants ? Le PIB parle de prix mais pas de valeurs.

Aujourd’hui, nous visons la transition écologique. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que nous sommes aujourd’hui à un endroit et, qu’à partir de là, nous devons transiter vers un autre endroit. L’endroit où nous sommes est dominé par l’économie : nous devons transiter vers un endroit où l’écologie est prise en compte. La nécessité de transiter signifie aujourd’hui que nous n’avons pas tenu compte de l’écologie. Quel mot pouvons-nous utiliser pour désigner une économie qui ne parle que de la croissance du PIB et qui considère les conséquences environnementales de la croissance économique comme des « externalités négatives » ? Ne pas prendre en compte les externalités négatives dans les analyses coûts-bénéfices est une escroquerie. Celui qui parle seulement des avantages et dissimule les coûts est un escroc.
Qu’est-ce qui croît lorsque l’on parle de croissance économique ? Nous nous référons généralement au PIB. Mais si la croissance du PIB entraîne une érosion du capital naturel (de la biodiversité et des écosystèmes), il y aura également des conséquences pour l’économie et la santé humaine : qui paie ces coûts ? Il faut passer de l’externalisation des coûts, à leur internalisation. Et prenons en compte la différence entre prix et valeur.
Le changement climatique est une conséquence de notre mode de vie. Dans quelle ère sommes-nous ? De l’âge de pierre, nous sommes passés à l’âge de bronze et à l’âge de fer : nous avons défini les âges en fonction des matériaux qui ont dominé notre vie. Pendant un certain temps, nous avons cru que nous étions à l’ère atomique, et à présent nous sommes à l’ère numérique. Mais à bien y réfléchir, nous sommes toujours à l’âge de la combustion. Nous avons découvert comment produire du feu et le premier combustible a été le bois, puis le charbon, puis le pétrole. Ces combustibles sont tous à base de carbone. Pour brûler des combustibles, il faut un oxydant : l’oxygène. La combustion génère du dioxyde de carbone, une molécule composée d’un atome de carbone et de deux atomes d’oxygène.

Pour comprendre la signification du mot changement climatique, il est nécessaire de connaître les processus qui le déterminent. Nous aussi, lorsque nous respirons, nous oxydons le carbone des aliments avec de l’oxygène et, à travers des réactions métaboliques, nous émettons du dioxyde de carbone, tout comme nous le faisons lorsque nous brûlons un combustible à base de carbone, mais cette fois-ci sans réaction métabolique. Nous ne pouvons éviter de respirer, mais si notre métabolisme économique prévoit que nous brûlions également les combustibles fossiles, alors nous rejetons d’énormes quantités de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Notre « respiration » n’est pas seulement celle de notre corps, mais aussi celle de nos activités, lorsque celles-ci impliquent une combustion. L’utilisation des combustibles fossiles s’est intensifiée au cours des dernières décennies, ce qui génère un effet de serre et modifie le climat. Il ne suffit pas de parler de « changement climatique », il faut aussi en comprendre les causes et les conséquences.
Pour comprendre le sens de ces mots, il ne suffit pas d’avoir un dictionnaire, il faut connaître l’écologie. La transition écologique est une transition culturelle qui met l’écologie au centre.
Nous ne pouvons pas vivre sans la nature. On l’a ignorée et on a mis l’économie au centre, mais il ne peut y avoir de bonne économie si on détruit la nature. L’écologie et l’économie ont des étymologies communes : l’écologie étudie la maison, l’économie étudie les règles de la maison. En fait, la « maison » des économistes ne prend en compte que les habitants de la maison (nous), mais pas la maison elle-même. Cette dernière est étudiée par les écologues. Charles Darwin, avec la sélection naturelle, fonde la théorie de l’écologie, mais n’utilise pas ce mot, qui fut inventé plus tard par Haeckel. Darwin parle d’économie de la nature. Puisque l’homme fait partie de la nature, l’économie de l’homme est un corollaire de l’économie de la nature. Pourtant, nous avons séparé les deux concepts, en les étiquetant avec deux mots différents, introduisant ainsi une différence qui n’existe pas.

Nous nous sommes rendus compte de notre erreur et nous parlons aujourd’hui de durabilité, un autre mot aux significations multiples. La durabilité économique exige que, dans la gestion de toute chose, les avantages économiques dépassent les coûts économiques. Si les coûts dépassent les bénéfices, l’action n’est pas durable. Cependant, la durabilité économique externalise les coûts générés par l’érosion du capital naturel. Il s’agit des coûts économiques résultant de la détérioration des conditions environnementales et de la santé humaine. De plus, les bénéfices ne sont pas toujours exprimés en termes monétaires. Le système éducatif génère d’énormes dépenses qui ne génèrent pas de gains directs. Les bénéfices résident dans la hausse du niveau de connaissance de la population. L’investissement dans la connaissance ne génère pas de gains pour le système éducatif, mais une population qui « est instruite » génère plus de richesses, ce qui se traduit également par des bénéfices économiques. Économiser sur l’éducation génère des pertes économiques, et c’est exactement la même chose lorsqu’on économise sur la prévention des impacts environnementaux. Économiser de l’argent est une erreur, car cela génère finalement des dettes.
La durabilité écologique exige que les coûts environnementaux et sociaux de toute entreprise soient internalisés dans l’analyse coûts-bénéfices. Par conséquent, si l’économie devient honnête et qu’elle prend en compte les coûts environnementaux, de santé et également les bénéfices écologiques et sociaux d’entreprises à première vue déficitaires alors la durabilité économique peut coïncider avec la durabilité écologique (et sociale).

Le concept d’une seule santé est de plus en plus populaire : il n’existe qu’une seule planète, et nous en faisons partie. Nous devons rechercher la santé de tous ses composants et nous devons élaborer une échelle de valeurs qui reconnaisse les priorités. Puisque nous ne pouvons pas vivre sans la nature, c’est cette dernière qui englobe les autres valeurs : la société et l’économie. Si le développement économique et social détruit la nature, nous en paierons les conséquences dramatiques en termes de société et d’économie.
Si nous avons entrepris de nous engager dans la transition écologique, c’est parce que nous avons bien compris cette réalité. Mais n’est-ce pas un leurre ? Utiliser des mots familiers, tels que biodiversité, écosystèmes, changement climatique, nous permet-il d’être vraiment compétents dans ce domaine ?
Sans le vouloir, l’incompétence dans la traduction de termes anglais a été providentielle. L’écologie est pratiquée par des écologues : des scientifiques qui étudient les interactions entre le monde vivant (la biodiversité) et le monde non vivant. De nombreuses disciplines étudient le monde non vivant, de la géologie à la chimie en passant par la physique. Il existe également de nombreuses disciplines qui étudient le monde vivant, que l’on résume sous le terme de biologie. Les écologues étudient donc l’objet le plus complexe de l’univers connu, en recherchant une synthèse des différentes approches de l’étude du monde vivant et non vivant. En anglais, les écologues sont appelés ecologists. Le mot, cependant, est également traduit par écologistes. Déjà le mot biologist est traduit par biologiste et le mot economist est traduit par économiste, allons-nous aussi traduire astronomist par astronomiste ? Pour l’instant, les deux mots (écologue et écologiste) coexistent, et l’erreur est très utile. Le mot écologiste désigne les membres des mouvements qui se préoccupent beaucoup de l’environnement : le mouvement écologiste, les écologistes. Le mot écologue, quant à lui, désigne les membres de la communauté scientifique qui s’intéressent professionnellement à l’environnement. Le fait d’être très préoccupé par une chose (être écologiste) n’implique pas nécessairement une compétence dans le domaine concerné (être écologue).

Si nous voulons entreprendre la transition écologique, qui devons-nous consulter ? Les écologues ou les écologistes ? Les écologistes ont permis de reconnaître la valeur de la nature et jouent un rôle politico-culturel très important. Mais lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des politiques de durabilité, qui faut-il appeler ? La logique voudrait que l’on s’adresse à des écologues, mais au lieu de cela, ce sont les écologistes qui sont appelés. Il peut arriver que les deux termes s’appliquent à la même personne, mais ce n’est pas toujours le cas. De nombreux militants des mouvements écologistes sont des avocats, des architectes, des ingénieurs, des économistes, ou parfois ils n’ont pas un niveau élevé de formation et de qualification spécifique. Vous laisseriez-vous opérer par un chirurgien sans diplôme de médecine et de chirurgie ? Feriez-vous concevoir votre maison par un ingénieur ou un architecte qui n’a pas les diplômes correspondants ? En réalité, sans diplôme, vous ne pouvez même pas vous vanter de ces titres. Mais dans le cas de l’écologie, cela devient possible. Cette confusion des compétences peut conduire au paradoxe suivant : nous entreprenons la transition écologique (pour préserver l’environnement de nos impacts, au premier rang desquels le changement climatique) sans utiliser les connaissances des écologues.
Pour éclairer le sens des mots, le dictionnaire ne suffit donc pas, pas plus que l’étymologie, car l’usage des mots peut aussi déformer leur étymologie. Les amoureux des livres sont des bibliophiles, les amoureux des chiens sont des cynophiles, les amoureux des films sont des cinéphiles, etc. Mais ceux qui aiment les enfants ne sont pas des pédophiles, même si cela serait le sens étymologique. L’amour des enfants est différent de l’amour des individus du sexe opposé, surtout dans l’intention de se livrer à des actes sexuels. Quiconque aime les enfants pour des raisons sexuelles devrait être appelé pédomane.

La transition écologique nécessite une évolution culturelle qui exige une meilleure définition du sens des mots, ce qui ne peut se faire qu’avec un usage approprié des termes. Cet usage passe par la connaissance : la transition ne peut pas se faire seulement avec des slogans qui répètent des mots vides de sens. À la lumière de ce qui précède, quelles compétences permettent de définir un économiste par exemple ? Une économie qui ne prend pas en compte l’écologie est une mauvaise économie, qui conduit à s’endetter, à long terme, auprès de la nature, au moyen de crédits à court terme. Si l’écologie ne fait pas partie du cursus de formation des économistes, il est pourtant nécessaire d’intégrer les deux approches, l’écologie et l’économie, dans une vision unique et respectueuse de la réalité. Les deux sujets sont trop complexes pour que coexistent deux types d’experts spécialisés dans l’un ou l’autre domaine. Les écolo-économistes, comme on pourrait les appeler, sont une chimère qui ne fonctionnerait pas, il faut une symbiose entre les deux types de connaissances, avec le partage des vocabulaires et des concepts sous-jacents : les lois.
L’écologie et l’économie reconnaissent toutes deux la loi de la croissance. Toutes les espèces ont tendance à augmenter en nombre, par des processus de reproduction. Et toutes les économies tendent à augmenter le capital économique, sous la forme du PIB. L’écologie a toutefois découvert une autre loi : la loi des limites. Bien que toutes les espèces tendent à augmenter en nombre, elles ne peuvent pas toutes le faire car les ressources (le capital naturel) sont limitées : les populations (et les économies) s’effondrent si les taux de consommation dépassent les taux de renouvellement des ressources.
Aujourd’hui, l’économie ne reconnaît pas la loi des limites. Si la croissance du PIB s’arrête, on parle de stagnation ; si le PIB diminue, on parle de récession. Dans les deux cas, la situation est considérée comme négative : la croissance doit être illimitée. La transition écologique doit donc reconnaître la loi naturelle de la limite.

 


Per citare questo articolo:

Ferdinando BOERO, « Préface. Biodiversité et changement climatique : de quoi parlons-nous ? », Repères DoRiF, n. 30 – Variations terminologiques et innovations lexicales dans le domaine de la biodiversité et du changement climatique, DoRiF Università, Roma, giugno 2024, https://www.dorif.it/reperes/ferdinando-boero-preface-biodiversite-et-changement-climatique-de-quoi-parlons-nous/

ISSN 2281-3020

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