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Françoise FAVART

Réflexion sur l’aphorisation dans les affiches de la ville d’Annecy en période de pandémie

 

 

 

Françoise Favart
Università degli studi di Trieste
ffavart@units.it

 


 

Abstract

The Covid-19 pandemic has affected the communication space and brought forms of discourse which are distinguished by the variety of their enunciative devices and by the multiplication of their actors. However, forms of communication which are based on a more immediate enunciative framework exist. In this study, we rely on the posters that the city of Annecy (Haute-Savoie) produced, at different times of the health crisis, to communicate with residents and tourists. In an approach which takes as a framework the analysis of discourse according to the French school and which is based on aphorization, we will present the main enunciative and semiotic characteristics of the poster. We will then focus on the aphorizations they contain. We will take into account the linguistic and discursive components in the relationships between the enunciator/speaker and the recipient as well as the context in which they take place. In order to verify whether the rapprochement between the two enunciative authorities attest to a particular attention of the institution towards the citizen, we will also analyze posters from other French cities.

Résumé

La pandémie de Covid-19 a affecté l’espace communicationnel, laissant apparaître des formes de discours qui se distinguent par la variété de leurs dispositifs énonciatifs et par la multiplication de leurs acteurs. Il subsiste toutefois des modalités de communication qui s’appuient sur un cadre énonciatif plus immédiat. Dans cette étude, nous nous appuyons sur les affiches que la ville d’Annecy (Haute-Savoie) a choisi de réaliser, à différents moments de la crise sanitaire, pour communiquer avec les habitants et avec les touristes. Dans une approche qui prend pour cadre l’analyse du discours selon l’école française et qui étudie l’aphorisation, nous dresserons les principales caractéristiques énonciatives et sémiotiques de l’affiche pour réfléchir ensuite aux aphorisations dans une perspective énonciative. Nous prendrons alors en compte les composantes linguistiques et discursives dans les relations qu’elles font émerger entre l’énonciateur/locuteur et le destinataire ainsi que le contexte dans lequel elles s’inscrivent. Afin de vérifier si le rapprochement entre les deux instances énonciatives atteste d’une attention particulière de l’institution annécienne à l’égard du citoyen, nous analyserons également des affiches élaborées par d’autres villes françaises.

 


 

Introduction

Les nombreuses conséquences de la pandémie de Covid-19 ont affecté l’espace communicationnel, donnant à voir un déferlement de discours caractérisés par la variété de leurs dispositifs d’énonciation (AMOSSY 2010 : 39-60).

Nous pensons par exemple aux figures d’experts qui se sont multipliées dans les médias, complexifiant ainsi la sphère énonciative. Leur rôle pouvant être de rendre accessibles au grand public des informations scientifiques, de légitimer les décisions des gouvernants et de conférer de la crédibilité aux journalistes qui ont sollicité leur intervention.

Toutefois, au-delà des pratiques communicationnelles adoptées dans le domaine médiatique, des institutions ont mis en place des dispositifs de communication plus immédiats et directs afin de limiter la propagation du virus et d’inciter au respect des règles sanitaires. On a vu apparaître, tout d’abord dans les espaces publics clos (moyens de transport, hôpitaux, gares, etc.) pour s’étendre ensuite aux espaces ouverts, des affiches chargées de véhiculer de nouveaux comportements sociaux (port du masque, distanciation sociale, lavage des mains).

Notre étude s’intéresse en particulier à la campagne de communication adoptée par la ville d’Annecy et s’appuie sur un corpus constitué d’affiches installées dans le centre ville à deux moments de la pandémie (juillet et octobre 2020). En prenant pour cadre l’analyse du discours selon l’école française, nous étudierons les principaux dispositifs discursifs et énonciatifs de ces documents où aspects verbal et iconique (FONTANILLE 2007) concourent à une finalité pragmatique spécifique : faire porter le masque en extérieur.

Notre analyse s’appuiera sur les aphorisations pour relever les relations que ce type d’énoncé fait émerger entre le locuteur (au sens de DUCROT 1984[1]) ou l’aphoriseur (MAINGUENEAU 2012 : 32-33) et le destinataire.

Si l’aphorisation se définit comme une « phrase sans texte » (MAINGUENEAU 2012 : 25), qui peut ou non renvoyer à des énoncés détachés des textes, elle n’est pas pour autant détachée des contextes dans lesquels elle s’inscrit. Nous prendrons donc en compte le cadre social, politique et spatio-temporel de leur réalisation.

Par ailleurs, afin de vérifier si la ville d’Annecy a mis en œuvre des stratégies discursives spécifiques lors de sa campagne de communication, nous analyserons un corpus de contrepoint constitué d’affiches de la même période, provenant d’autres villes françaises et du département du Nord.

1. Arrière-plan de la situation de crise

Nous revenons ci-après sur les principales mesures nationales adoptées par le gouvernement français au moment de la pandémie et sur celles que la municipalité haut-savoyarde a prises.

1.1. Les mesures en France

Il convient de rappeler qu’au commencement de l’épidémie de Covid-19, le pouvoir exécutif français, comme celui d’autres pays, partait du principe que le port du masque n’était pas nécessaire. Toutefois, suite à la déclaration du 16 juillet 2020, de J. Castex, Premier ministre de l’époque, d’inutile, le masque devient obligatoire. Tout d’abord, dans les transports en commun, puis, à partir du 20 juillet 2020, dans tous les lieux publics clos. Parallèlement, certaines municipalités, qui, pour la haute circulation du virus, comme la métropole lilloise, qui, pour leur vocation touristique (Nice, Tours, Biarritz ou Annecy) décident de l’imposer également en extérieur. Une mesure que le ministre de la Santé O. Véran officialise le 31 juillet 2020, en déclarant sur Twitter et dans les médias que l’obligation du port du masque pouvait, à partir du 3 août 2020, être étendue aux lieux publics ouverts sur décision des préfets. Le communiqué précise que cette décision pourra être prise localement, en fonction de l’évolution de l’épidémie dans chaque territoire et dans le but de limiter sa circulation.

1.2. La situation de la ville d’Annecy

Annecy est une ville de Haute-Savoie, chef-lieu et préfecture du département. Elle compte un peu plus de 130.000 habitants pour le seul Annecy. Beaucoup plus (207.000) si on tient compte de la fusion des communes de 2017. La ville qui se caractérise par une qualité de vie très appréciable attire de nombreux visiteurs durant toute l’année et connaît des pics importants en été, en raison de son lac et en hiver pour la proximité des stations de ski.

La présence de touristes dans les rues étroites de la Vieille ville sera un des arguments fondamentaux évoqués par la municipalité annécienne pour étendre l’obligation du port du masque au-delà des espaces clos où il s’impose déjà.

La mesure concerne initialement, à partir du 25 juillet 2020, les marchés ouverts de la ville. À cette époque, les masques n’étant pas encore de dotation commune, des agents municipaux sont chargés d’en distribuer aux passants tout en les informant des nouvelles dispositions. Très rapidement, l’obligation s’étend au centre historique (communément défini comme Vieille ville), caractérisé par une forte densité humaine. Apparaissent alors des affiches qui d’une part délimitent le nouveau périmètre d’application, de l’autre informent les destinataires.

Par un arrêté municipal du 16 octobre 2020, les mesures s’appliquent à un secteur plus vaste encore et touchent pratiquement toute la ville.

D’autres arrêtés municipaux, que nous ne prendrons pas en compte dans cet article, se succéderont jusqu’au 14 mars 2022. Cette date marque la fin définitive du port du masque (à l’exception des transports et de quelques lieux spécifiques comme les hôpitaux) sur le plan national.

2. L’affiche comme dispositif de communication

De manière générale, les affiches présentent sur un support bidimensionnel, des éléments verbaux et iconographiques qui se répondent pour soutenir des visées illocutoires ou pragmatiques diverses. Dans l’espace communicationnel urbain, les affiches sont largement présentes et répondent principalement à des finalités commerciales (affiches publicitaires) ou politiques, en période de campagnes électorales. Lors de la pandémie, nous avons cependant vu réapparaître, des affiches à caractère informatif et jussif ayant vocation à rappeler aux citoyens les règles à suivre pour enrayer la propagation du virus et les inciter à les suivre.

2.1. Quelques caractéristiques sémiotiques de l’affiche

Indépendamment de leurs finalités, les affiches présentent des traits communs que nous reprenons ci-après sans prétendre à l’exhaustivité :

  • une composante verbale qui s’apparente souvent à une aphorisation,
  • une intention de visibilité marquée. L’affiche se trouve dans des lieux stratégiques pour la finalité à laquelle elle doit répondre : des lieux de passage fréquentés par les destinataires du message,
  • une dimension iconique et verbale où une tension s’opère entre l’énoncé et l’image dans la construction d’un message censé déclencher un processus de captation,
  • une efficacité énonciative et pragmatique qui ne peut se produire qu’en relation au contexte dans lequel s’inscrit l’affiche,
  • une dimension axiologique,
  • un caractère temporel éphémère, lié à la situation qui est mise en scène.

D’un point de vue diachronique, on peut en outre considérer avec M. Gallo (1973) que l’affiche se veut un miroir de l’histoire autant qu’un miroir de vie.

2.2. L’affiche comme support de l’énonciation aphorisante

Par définition, l’aphorisation est une phrase sans texte. Ce qui revient à dire qu’elle n’est ni précédée ni suivie d’une autre phrase avec laquelle elle entretient des relations de cohésion, de façon à former une totalité textuelle relevant d’un certain genre de discours (MAINGUENEAU 2012 : 25). Elle présente également la particularité de ne pas ressortir à la logique du genre de discours.

Pour autant, comme le rappelle D. Maingueneau (2012), l’aphorisation n’est pas sans contexte. Or, cette notion de contexte ne peut se décrypter de la même manière quand il s’agit d’une aphorisation primaire (non détachée d’un texte, dépourvue de texte source) ou d’une aphorisation secondaire[2] (détachée d’un texte). Dans notre étude, il est essentiellement question d’aphorisations du premier type. Ainsi, par le biais d’un aphoriseur qui libère l’éthos d’un locuteur autorisé, au contact d’une Source transcendante, le sens des énoncés prend de la valeur au-delà des interactions et des argumentations (MAINGUENEAU 2013 : 109). Ce qui revient aussi à dire que le sens des aphorisations s’apparente à des instructions sur les conditions de leur emploi puisqu’il délimite le contexte dans lequel on peut les employer.

3. Corpus et méthodologie

L’étude que nous présentons dans cet article se donne pour objectif de réfléchir à la campagne de communication mise en place par la ville d’Annecy, en début de pandémie, pour informer et convaincre les administrés de porter le masque en extérieur, alors que cette mesure ne s’imposait pas sur le plan national.

Notre réflexion s’appuie essentiellement sur un corpus de base constitué d’affiches renvoyant à deux campagnes de communication. Une première qui remonte à juillet 2020 et fait suite à une décision du Maire de la ville d’Annecy de rendre le port du masque obligatoire dans le centre-ville, une seconde qui date d’octobre 2020 et qui est associée à la deuxième vague de l’épidémie.

À travers l’analyse des stratégies discursives que mettent en évidence les aphorisations du corpus principal, nous tenterons de montrer que ces stratégies s’appuient majoritairement sur un rapprochement envers le destinataire et une forme d’inclusion, de la part du locuteur/aphoriseur. Nous tiendrons compte en particulier du dispositif énonciatif, des choix linguistiques et stylistiques et dans une moindre mesure des caractéristiques iconographiques des affiches. De fait, mis en relation à la composante verbale, l’aspect iconographique participe lui aussi à la création du sens et concourt à l’aboutissement de la visée illocutoire.

Afin de vérifier si les stratégies discursives utilisées par la ville d’Annecy et l’éthos du locuteur/aphoriseur qui en ressort présentent des spécificités par rapport à d’autres campagnes menées au niveau national, nous confronterons le corpus d’Annecy avec le corpus de contrepoint qui rassemble des affiches provenant des villes de Grigny (département de l’Essonne), de Saint-Laurent-du-Var, de Toulon ainsi que du département du Nord. Les deux corpus se rejoignent dans les finalités pragmatiques et dans leur contexte temporel.

4. Analyse

Comme nous l’avons indiqué précédemment, l’aphorisation entretient des relations étroites avec le contexte qui en est à l’origine et qui lui confère du sens. Avant d’aborder l’analyse des phénomènes linguistiques, discursifs, stylistiques et iconographiques, nous présentons les caractéristiques propres au contexte de la ville d’Annecy et précisons les instances énonciatives mises en jeu dans les affiches du corpus de base.

4.1. Contexte et scène d’aphorisation

Nous considérons que le contexte dans sa composante temporelle constitue un élément de légitimation du dispositif adopté par la ville d’Annecy comme par d’autres villes. C’est de fait le moment spécifique de la crise sanitaire, à l’origine des décisions municipales, qui justifie la mise en place d’affiches dans la ville.

L’espace quant à lui joue un rôle déterminant dans la construction sémantique puisque les énoncés présents sur les affiches ne prennent sens qu’en rapport au lieu où ils s’appliquent. Ce dernier coïncide par ailleurs avec l’espace où les affiches sont disposées. Il est à ce propos significatif qu’aucune affiche du corpus de base ne signale que l’obligation du port du masque s’applique à l’extérieur, pas plus que n’est spécifiée la période d’application de la mesure. On remarque ainsi que la temporalité et l’espace convergent dans la fonction pragmatique des énoncés qui s’inscrivent dans un hic et nunc.

L’affiche représente en outre une scène d’aphorisation où se met en place une relation entre deux instances énonciatives : le locuteur (DUCROT 1984 : 193 ; CHARAUDEAU, MAINGUENEAU 2002 : 350-352) ou aphoriseur (MAINGUENEAU 2012 : 31 ; 2013 : 100) et les destinataires. Le premier correspond à l’institution, personnifiée dans l’autorité politique du maire, qui est à l’origine des arrêtés municipaux. Il s’apparente, dans une vision plus large, à la Mairie d’Annecy. Les seconds renvoient aux citoyens et touristes qui fréquentent la commune. La visée illocutoire étant de faire adopter des consignes aux destinataires, les stratégies discursives du locuteur/aphoriseur seront d’autant plus efficaces que les dispositifs argumentatifs seront convaincants. Une mise en scène de la proximité énonciative envers le destinataire peut être envisagée comme l’un d’entre eux.

4.2. Études de cas

Parmi les trois affiches du corpus de base[3], nous étudions tout d’abord celle qui relève du général et semble moins marquée au plan du cadre énonciatif pour analyser ensuite celles qui comportent des éléments caractérisant les instances énonciatives et le contexte.

4.2.1. Masque obligatoire

Cette affiche a été conçue pour être installée dans les rues piétonnes d’Annecy en octobre 2020. Il en existe de deux types : celle que nous analysons, qui est de plus petite dimension et la plus répandue, et une version plus grande où est inscrit MERCI[4] en dessous du masque placé au centre.

Figure 1 : Masque obligatoire

Sur le plan énonciatif, les pronoms nous et tous, ainsi que le recours à l’écriture inclusive citoyen.nes laissent entendre que le destinataire de l’affiche s’apparente, en raison du contexte dans lequel il s’inscrit, à l’ensemble des Annéciens. Ce choix graphique atteste en outre d’un positionnement « sociopolitique » voire idéologique mais qui, dans tous les cas, contribue à donner à l’institution une image en adéquation avec son époque. L’identification de l’aphoriseur est quant à elle confirmée par l’indication, au-bas de l’affiche, du nom de la ville, qui n’est pas nécessairement présent dans les dispositifs d’autres municipalités ayant adopté le port du masque en extérieur, ainsi que par le renvoi au site internet de la Mairie et à l’indication d’un numéro d’appel gratuit.

Il en ressort une idée d’unité au sein de la population dans laquelle s’inscrit également l’aphoriseur (le maire, l’institution). S’il est possible d’identifier une partition : nous vs les autres au sein de cette entité elle n’a pas pour objectif de générer une asymétrie mais plutôt de rapprocher par le biais de l’attention que le nous se doit de porter aux autres.

Les tournures injonctives averbales (NGUYEN MINH 2015) : Masque obligatoire ou Tous masqués insistent sur le fait que le port du masque s’adresse à tous. Elles soulignent en outre la position d’un aphoriseur qui prend de la hauteur et se prononce au nom d’une Source supérieure et transcendante (MAINGUENEAU 2013 : 109).

L’indication au bas du document, d’un numéro de téléphone dont il est précisé qu’il est gratuit, précédé de plus d’infos, renforce l’idée d’un aphoriseur attentif et disponible à l’égard du destinataire. Cela permet d’atténuer la posture autoritaire que pourrait faire émerger l’énoncé non négociable : Masque obligatoire.

Par ailleurs, on perçoit grâce aux enchaînements logiques, une valorisation de ce même destinataire qui en étant masqué se comporte en citoyen responsable. La Mairie d’Annecy montre en outre qu’en imposant le port du masque, elle exerce son devoir de tutelle à l’égard de ses administrés. Le rapport de cause à effet est également perceptible dans l’enchaînement des différents énoncés : le masque est obligatoire, ce qui a pour conséquence que nous nous protégeons les uns les autres et adoptons une attitude qui fait de nous des citoyens responsables.

Sur le plan stylistique, nous relevons un défigement de la première phrase de l’hymne national « aux armes citoyens » en « aux masques citoyen.nes ». De manière implicite, ce procédé renvoie à un argument d’autorité puisqu’il rappelle l’article 2 de la Constitution de 1958[5]. On peut aussi y voir un argument par les valeurs puisqu’il repose sur des repères moraux censés être en partage dans la société française. Nous relevons également une double répétition : celle de protégeons et de tous. Comme si l’énonciateur voulait souligner deux éléments clés de la campagne de communication : la protection et l’implication de toute la communauté.

En ce qui concerne la composante iconographique, l’affiche est constituée d’un masque blanc sur fond bleu. Une partie du texte (Masque obligatoire) est quant à elle insérée sur un fond rouge. Une évocation, elle aussi,  des symboles de la République à travers les couleurs du drapeau national.

4.2.2. Aux masques citoyen.nes ! Tous masqués. Tous responsables

L’affiche apparaît dans le périmètre restreint de la Vielle ville d’Annecy, suite à un arrêté municipal de juillet 2020.

Figure 2 : Aux masques citoyen.nes

Nous retrouvons dans cette affiche les trois aphorisations étudiées au point précédent : Aux masques citoyen.nes, Tous masqués, tous responsables, Protégeons-nous, protégeons les autres avec une mise en exergue des deux premières par le recours à des caractères de grande dimension. À ces aphorisations s’en ajoute une qui contextualise l’affiche sur le plan temporel : Cet été restons mobilisés face à la Covid-19. En insistant sur la temporalité, l’aphoriseur élargit le champ des destinataires. Il ne s’adresse plus seulement à ses administrés mais aussi au flot de touristes qui affluent à cette époque de l’année dans la cité de Haute-Savoie. Rappeler que les mesures adoptées trouvent leur origine dans la Covid-19 est en outre une manière de souligner que le virus est toujours présent et de légitimer davantage la position du Sujet qui est à l’origine de l’énoncé.

En guise de confirmation de l’élargissement du champ des destinataires, il conviendra d’ajouter, qu’il existe une version partiellement bilingue de cette affiche. Elle comprend un passage en anglais et l’invitation, dans les deux langues, à respecter les gestes barrières. Ici encore, nous observons une stratégie de rapprochement énonciatif et d’inclusion à travers les formes verbales à la première personne du pluriel – l’aphoriseur s’unit non seulement à sa communauté habituelle mais aussi à celle des personnes qui visitent sa ville – et à l’usage du pronom tous. Nous n’avons pas affaire à une institution qui dicte des règles mais plutôt à une autorité qui se soucie de protéger la population. En ce qui concerne le contexte, le passage en anglais confirme ultérieurement le rapport étroit entre le document et le cadre spatio-temporel dans lequel il s’inscrit, puisqu’il renvoie de manière spécifique à la saison touristique.

Les éléments iconographiques confirment par ailleurs les multiples visages du destinataire, dans une multiplicité d’âges, de sexes et d’origines ethniques qui se donne à voir dans sa cohésion.

4.2.3. On lâche rien !

L’affiche ci-après est installée dans la ville d’Annecy à partir d’octobre 2020 et s’applique à un périmètre plus étendu que la précédente.

Figure 3 : On lâche rien !

En ce qui concerne l’aspect énonciatif, elle maintient, à la manière d’un motif récurrent, l’énoncé Protégeons-nous, protégeons les autres qui semble être le dénominateur commun de cette campagne de communication, comme celui d’autres villes françaises. Ainsi que nous l’avons déjà souligné, l’énoncé traduit une position constante de bienveillance de la part de l’institution à l’égard des Annéciens. La présence de la première personne du pluriel, tant dans protégeons que dans respectons, confirme, ici encore, que le message s’adresse à une communauté qui est encouragée à adopter des gestes responsables. La citoyenneté s’identifie également à l’adverbe ensemble qui renvoie une fois de plus à une idée d’unité à laquelle on peut ajouter l’idée de force commune nécessaire pour vaincre l’« ennemi » covid-19.

Si cette affiche comporte des caractéristiques déjà rencontrées dans les précédentes, elle s’en distingue par son titre : On lâche rien !. On peut y voir un destinataire plus ciblé. De fait, si sur le plan linguistique, il n’est plus à démontrer que l’omission du ne de négation relève de l’oral courant (BLANCHE-BENVENISTE 2000 : 39), sa représentation à l’écrit peut en faire un marqueur sociolectal (FAVART 2014 : 341-352) fréquemment mis en relation à un parler jeune (GADET 2002 : 42). Par ailleurs, certains destinataires ont probablement associé ce titre à celui d’une chanson du groupe HK et les Saltimbanks, un groupe populaire dont les textes engagés traitent des luttes sociales et des inégalités. On peut alors imaginer qu’en adoptant cette tournure, l’énonciateur vise aussi, de manière spécifique et au-delà de la population dans son ensemble, un destinataire jeune. Cette interprétation semble trouver sa raison d’être dans le contexte où s’inscrit la campagne de communication. Il s’agit en effet de la deuxième vague de l’épidémie où d’éventuels relâchements auraient été observés, notamment dans cette tranche d’âge. Un rappel aux mesures à adopter se lit en outre dans la seconde partie de l’aphorisation : Ensemble face à la Covid-19, respectons les gestes barrières.

Sur le plan stylistique, nous relevons la répétition de l’adverbe toujours. L’insistance provoquée par cette réitération peut être mise en résonnance avec le titre de l’affiche mais aussi avec son contexte temporel. L’institution signale qu’elle est consciente des difficultés que rencontre la population, de la lassitude qui l’a gagnée, mais qu’il est nécessaire de résister encore si on veut sortir de la crise. De plus, on remarque que, par rapport aux deux autres affiches, le terme masque a disparu. Est-ce parce qu’à ce moment de la pandémie, il s’est mué en dispositif du quotidien et n’est plus pour beaucoup d’entre nous le corps étranger qu’on avait connu en mars 2020 ? En le remplaçant par un appel au respect des gestes barrières, l’institution souligne aussi qu’au-delà du port du masque, d’autres attitudes doivent être adoptées. L’énoncé central : Toujours mobilisés. Toujours responsables présente les mêmes caractéristiques que celui de l’affiche précédente : une invitation à la mobilisation générale de la population par un enchaînement de cause à effet (si nous sommes mobilisés, nous sommes des citoyens responsables) qui produit une valorisation du destinataire. Ce dernier ne sera toutefois considéré comme responsable que s’il respecte les consignes figurant dans les deux tournures injonctives.

Comme dans les autres affiches annéciennes, l’institution indique, à travers la communication d’un numéro de téléphone gratuit, que la Mairie d’Annecy est disponible pour fournir des informations à toute personne ayant pris connaissance de l’affiche. Une information qui renforce l’attitude de bienveillance déjà relevée.

Par ailleurs, l’élément iconographique qui conserve au premier plan une figure semblable à celle de l’affiche précédente (Figure 2), voit l’homme mûr du deuxième plan, remplacé par une personne plus jeune. Ce qui semble confirmer la modification du destinataire principal. On observe en outre que les personnes représentées adoptent une attitude fortement déterminée (bras croisés sur la poitrine) qui fait écho au titre de l’affiche et semble vouloir répondre au contexte temporel de lassitude.

5. Les affiches de contrepoint

Dans d’autres villes ou départements, le port du masque en extérieur s’est imposé en application à des décrets municipaux ou préfectoraux remontant tous à l’été 2020. Nous proposons quelques affiches de villes réparties sur différentes parties du territoire national ainsi que dans le département du Nord.

 

Grigny, Essonne (août 2020)

 

Figure 4 : Grigny

 

Saint-Laurent-du-Var

 

Figure 5 : Saint-Laurent-du-Var

 

Département du Nord

Figure 6 : Département du Nord

Les énoncés des trois premières affiches du corpus de contrepoint reposent sur des structures injonctives averbales, essentiellement de type nominal, qui ne semblent pas impliquer directement le locuteur/aphoriseur. Le destinataire n’est pas lui non plus pris en compte dans sa spécificité et aucune attention particulière de la part de l’aphoriseur ne lui est réservée. Ainsi, les aphorisations mettent-elles l’accent sur le référent (le masque) et sur la visée pragmatique de la communication : informer que le masque est désormais obligatoire. À la différence des affiches de la ville d’Annecy où nous avons observé un rapport de proximité entre l’institution et les citoyens, notamment à travers l’usage des pronoms nous et tous, de l’adverbe ensemble, les affiches du corpus de contrepoint font émerger un rapport de verticalité entre deux instances énonciatives déshumanisées. Nous avons ici affaire à une institution qui se limite à transmettre des consignes. L’aspect iconographique va lui aussi à l’essentiel en présentant, dans les deux dernières affiches (Figures 5 et 6) des visages stylisés cachés derrière un masque. Masque qui est le seul élément iconographique de la première affiche.

En ce qui concerne la contextualisation spatiale, deux affiches spécifient le lieu d’application (Figures 5 et 6), une autre (Figure 4) indique qu’au-delà de l’intérieur, c’est également à l’extérieur que la mesure s’applique.

 

Toulon

Figure 7 : Toulon

Les stratégies communicationnelles de la ville de Toulon se caractérisent en revanche par une mise en évidence du contexte spatial et temporel dans lequel s’inscrit l’aphorisation Port du masque obligatoire. Le premier est présenté dans un énoncé qui précise le périmètre exact d’application de la mesure : « Dans le centre ancien de Toulon et dans la rue Lamalgue au Mourillon ». Ces indications sont accompagnées d’une carte du centre ancien de la ville et d’un agrandissement de la rue Lamalgue. La seconde image est reliée par une flèche à l’énoncé qui indique le nom de la rue. Celle-ci est située dans le quartier qui donne accès aux plages du Mourillon et par conséquent très fréquentée par les Toulonnais et par les touristes. Le cadre temporel qui spécifie la date d’application de la mesure est lui aussi indiqué dans le texte : « À partir du lundi 17 août 2020 – 06h00 ».

Si l’accent est mis dans cette affiche sur le contexte, il traduit sur le plan énonciatif, un souci de précision qui témoigne d’une attention au destinataire. On peut de fait imaginer qu’au-delà des habitants de Toulon, la représentation, à travers deux plans du périmètre d’application de la mesure, s’adresse aussi aux non-résidents qui fréquentent la commune du Var, à la période estivale.

Conclusion

L’ensemble des affiches que nous avons analysées (corpus de base et corpus de contrepoint) ont en commun leur visée pragmatique : informer d’une mesure et inciter à son respect. Toutes montrent aussi que le discours ne s’actualise qu’en relation à l’environnement spatio-temporel dans lequel il est inscrit : ce n’est qu’une fois face aux affiches que les destinataires pourront être informés du message que leur adresse l’institution. Elles laissent par ailleurs apparaître des positionnements énonciatifs différents dans la relation de l’aphoriseur au destinataire. Celles du corpus de contrepoint se caractérisent par un dispositif énonciatif où les instances se donnent à voir comme des figures totalement anonymes, déshumanisées et stylisées sur le plan iconographique. L’aphoriseur étant à l’origine d’une mesure qu’il se limite à transmettre sans la moindre forme d’empathie, cette généralisation des instances énonciatives est en contrepartie associée à une spécification du contexte géographique (Figures de 4 à 7) et temporel (Figure 7).

On observe en revanche, dans le corpus de base une caractérisation majeure des instances énonciatives. Tout en conservant une posture d’autorité, celle de l’institution, la Mairie d’Annecy adopte des choix linguistiques et discursifs qui traduisent une proximité envers le destinataire et un sens d’inclusion. Elle donne également à voir, à travers les consignes qu’elle impose à la population, une image de fermeté empreinte de bienveillance. Il s’agit d’une institution qui veille à la tutelle de ses citoyens – en témoigne le fait qu’elle ait fait figure de précurseur parmi les villes de France, dans l’adoption d’une telle campagne – et qui peut être apparentée à un éthos de guide et de solidarité plus qu’à un éthos de chef (CHARAUDEAU 2014 : 118-128). En outre, les enchaînements logiques des différents énoncés débouchent sur une valorisation du destinataire qui peut être envisagée comme une stratégie discursive favorable à l’aboutissement de la visée pragmatique. Il émerge de fait que ce n’est qu’avec l’engagement de tous et au prix du respect des gestes barrières que la crise sanitaire pourra prendre fin.

 

Références bibliographiques

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LEGIFRANCE, Constitution du 4 octobre 1958, en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000006527453 (consulté le 5 juin 2023).

MAINGUENEAU, Dominique, « La situation d’énonciation entre langue et discours », version révisée du texte paru dans le volume collectif MAINGUENEAU, Dominique et al. (dir.), Dix ans de S.D.U., Craiova, Editura Universitaria Craiova, 2004, p. 197-210,  en ligne : http://dominique.maingueneau.pagesperso-orange.fr/pdf/Scene-d-enonciation.pdf (consulté le 3 mars 2022).

MAINGUENEAU, Dominique, Les phrases sans texte, Paris, A. Colin, 2012.

MAINGUENEAU, Dominique, « Aphorisation et cadrage interprétatif », Redis, rivista de estudos do discurso, n. 2, 2013, p. 100-116.

NGUYEN MINH, Chinh, « Les injonctifs averbaux (sans verbe conjugué) », Corela, hors-série n. 16, 2015, http://journals.openedition.org/corela/3759 (consulté le 3 novembre 2022).


[1] Le locuteur est à entendre comme un être qui dans le sens de l’énoncé est présenté comme son responsable, c’est-à-dire comme quelqu’un à qui l’on doit imputer la responsabilité de l’énoncé (DUCROT 1984 : 193).

[2] Pour davantage de précisions sur les deux types d’aphorisation, nous renvoyons à D.  Maingueneau (2012 et 2013).

[3] Nous remercions très chaleureusement la Mairie d’Annecy pour nous avoir autorisée à utiliser les affiches des différentes campagnes de communication liées à la Covid-19. Nous remercions tout particulièrement Monsieur C. Demange, l’auteur de ces visuels pour sa précieuse collaboration et pour son soutien technique.

[4] Au moment de notre étude, cette version était notamment visible aux abords du Centre culturel de Bonlieu, dans le centre-ville d’Annecy.

[5] L’article 2 rappelle que la langue de la République est le français, l’emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge, l’hymne national est la « Marseillaise », la devise de la République est « Liberté, Égalité, Fraternité » et son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple (LEGIFRANCE).

 


Per citare questo articolo:

Françoise FAVART, « Réflexion sur l’aphorisation dans les affiches de la ville d’Annecy en période de pandémie », Repères DoRiF, n. 29 – Discours autour de la pandémie : configurations interdiscursives et diatopiques d’un fait de crise en évolution, DoRiF Università, Roma, aprile 2024, https://www.dorif.it/reperes/francoise-favart-reflexion-sur-laphorisation-dans-les-affiches-de-la-ville-dannecy-en-periode-de-pandemie/

ISSN 2281-3020

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