Print Friendly, PDF & Email

Geneviève ZARATE

Recherche sur les langues et la société civile. Distances à interroger

 

Geneviève Zarate
Professeur émérite, Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), Paris.
Présidente, co-fondatrice avec Danielle Lévy, Présidente du Conseil scientifique de Transit-Lingua (2011- 2020).
genezarate@yahoo.fr


Résumé 

En prenant appui sur un contexte international en mutation rapide, cet article se propose de retracer les raisons qui ont présidé à la création de l’association Transit-Lingua, son engagement pour le transfert des résultats de la recherche universitaire en langues dans la société civile, l’évolution de son cadre d’intervention-action, ainsi que la posture des chercheur.e.s qui collaborent à la vie associative. Il plaide pour la construction d’un projet commun entre le Do.Rif.-Università et Transit-Lingua.

Abstract

In the context of an evolving and past-paced international context, this article describes the reasons for the creation of the Transit-Lingua association, its commitment to transferring the results of university research in languages to civil society, the evolution of its framework of intervention-action, and the position of the researchers who collaborate with the association. It pleads for the construction of a common project between Do.Rif.-Università and Transit-Lingua.


Dans un espace international et géopolitique qui prend acte des effets de la mondialisation, qui se confronte aux défis de la nature dont la puissance a été sous-estimée, quand sont fracturées les structures anthropologiques qui ont façonné le progrès industriel et technologique, on veut ici croire que toutes les forces intellectuelles, universitaires, militantes, ont vocation à se  mobiliser, pour informer le Politique, nourrir sa quête de solutions en évitant l’aveuglement et le déni des conséquences sociales.

A l’échelle européenne, les langues ont été perçues comme un des leviers politiques lorsqu’il fallait recoudre, à partir des années 1980, une Europe que la Guerre froide avait disloquée. L’équilibre établi entre les langues des nations d’une Europe élargie et celles des minorités qui la composent avait été une des priorités de cette Europe fondée sur les valeurs démocratiques. A l’époque, les contours éducatifs d’une Europe plurilingue ont été dessinés, ceux d’une Europe pluriculturelle esquissés. Mais les nouveaux défis environnementaux, les crises géopolitiques en cours imposent désormais une échelle de valeurs qui doit intégrer des dimensions inédites, rendent l’exigence d’une solidarité intergénérationnelle plus aiguë, imposent un calendrier rapide, une vitesse qui met à mal celle jusqu’ici liée à la mutation des comportements humains.

Si ce contexte était encore ignoré lors de la fondation de Transit-Lingua il y a dix ans, le socle de convictions et de présupposés qui a été à l’origine de sa fondation n’est pas aujourd’hui périmé et peut contribuer à l’effervescence interdisciplinaire qui se mobilise devant ces impératifs civilisationnels. Quelles sont les composantes du socle de Transit-Lingua qui peuvent s’associer à la résolution de ces défis ? Comment l’expertise de Transit-Lingua s’est-elle construite ? Quelles synergies européennes peuvent à ce sujet émerger de la collaboration avec le Do.Rif.-Università ?

Les caractéristiques de l’association TRANSIT-Lingua

L’association Transit-Lingua[1] ou TRAVAUX EN RESEAUX, APPROCHES NOUVELLES EN SITUATIONS INTERCULTURELLES ET TRANSNATIONALES s’était donné les objectifs suivants :

Valoriser la diversité linguistique et culturelle, dans une optique de communication inscrite dans les enjeux et relations de la mondialisation et de la mondialité, en particulier:

    • en concevant toute langue, y compris rare, comme un facteur facilitant la communication et donnant accès à un espace mondialisé ou de mondialité;
    • en œuvrant à la construction du lien social;
    • en luttant contre les bases linguistiques de la xénophobie et de la discrimination sociale et culturelle;
    • en faisant reconnaître les langues comme un facteur de développement durable, en développant, approfondissant, maintenant la communication humaine comme proposition durable.

Ce cadre initial inversait le présupposé couramment admis dans l’opinion publique qui est que les langues sont une « barrière » et que leur maîtrise facilite la communication. Si Transit-Lingua ne renverse pas complètement la table à ce sujet, les principes de l’association posent par hypothèse que les langues sont des médiateurs plus complexes que ne le sous-entendent ces présupposés courants et que la confrontation avec la différence culturelle fait partie intégrante de la pratique linguistique, pratique rugueuse, souvent déstabilisante, qui exige une prise de conscience spécifique. Les logiciels automatiques de traduction (par exemple Google Translation) ne peuvent induire à eux seuls la prise de conscience des résistances face à une altérité tenace. La xénophobie, la discrimination sociale et culturelle sont de facto les produits d’une communication mondialisée.

Les années 2000 ont montré que cet a priori était validé par la multiplication des conflits liés à la circulation internationale des biens et des personnes, la conquête d’hégémonies économiques stimulées par un nationalisme exacerbé, la mise en lumière de langues dont l’importance stratégique reste plutôt négligée par l’angle européen (par exemple le chinois, les langues de l’Asie et de l’Afrique). Mais la fracture culturelle et sociale engendrée par la mondialisation prend aussi des formes initialement imprévisibles : les fake news oeuvrent à la construction d’une réalité qui inverse le cours de l’histoire, dénaturent le rapport à la vérité et s’abiment dans le mensonge. De telles ruptures de la pensée n’étaient pas visibles à la création de l’association et restent un défi pour paramétrer son avenir.

En posant par principe que « les langues sont un facteur de développement durable », Transit-Lingua a anticipé les évolutions climatiques actuelles, elle doit accentuer désormais ce volet de ses missions.

Des chercheurs qui influent sur les débats de la société civile

Ayant conduit sous forme de réseaux européens des recherches universitaires collectives et plusieurs projets internationaux partagés (colloques, ateliers doctoraux, interventions universitaires, projets éditoriaux plurinationaux), les membres fondateurs[2] se sont accordés pour délivrer un diagnostic commun : la recherche universitaire manque de contacts avec les instances politiques et les décideurs nationaux ou européens et peine à faire valoir ses résultats et à les convertir en décisions d’envergure : le transfert des résultats de la recherche universitaire en langues dans la société civile est devenu la colonne vertébrale des actions de Transit-Lingua. Le préalable plurilingue et pluriculturel est posé comme cadre d’action et d’intervention.

Si le terme de « société civile » peut apparaître large, il se définit par ses frontières avec l’appareil d’état, les forces armées, mobilisées historiquement sur la communication linguistique à finalité militaire.

Il s’agit donc de mettre à disposition de la société civile les retombées des savoirs universitaires, au service de l’ensemble des citoyens. Le préalable plurilingue et pluriculturel s’exerce dans les rapports de force symboliques impliquant les « invisibles » économiques, politiques, géopolitiques, médiatiques, y compris ceux relatifs à la communication numérique. Par exemple, alors que la sociolinguistique a démontré en quoi une même langue a une valeur symbolique différente dans telle ou telle société selon qu’elle est associée à une classe sociale, un niveau d’éducation, ou une tradition cultuelle spécifique, Transit-Lingua s’attache à promouvoir la prise de conscience, tant auprès de ses locuteurs que de leurs interlocuteurs, que toute langue a la même dignité scientifique.

La concrétisation des missions de Transit-Lingua se traduit en projets en réponse à des demandes, dans le cadre d’une action militante. Pour inscrire ces missions dans des modalités de fonctionnement, Transit-Lingua s’est doté d’une structure bicéphale originale qui associe les exigences de la rigueur universitaire avec un Conseil scientifique, mis en place par Danielle Lévy (2011- 2020) qui statue sur l’intérêt et la validité des projets, et une Présidence opérationnelle que j’ai assurée aussi de 2011 à 2020 avec le Conseil d‘administration. Les Présidentes actuelles sont Edith Cognigni (Présidence du Conseil scientifique) et Martine Derivry (Présidence). Qu’elles soient ici remerciées de leur investissement. Le Conseil d’administration et l’éventail des adhérents rendent compte d’une mosaïque de positions : universitaires, formateurs, formateurs de formateurs (tant comme membres que comme terrain d’intervention). Transit-Lingua a ainsi travaillé aussi bien auprès de jeunes élèves lycéens migrants scolarisés en France que de Professeurs d’université égyptiens soucieux de rénover leurs pratiques scientifiques ou en partenariat avec des associations proches[3] pour trouver des leviers politiques.

Maintenir la posture universitaire, se mettre au service de la société civile

Maintenir la posture universitaire tout en se mettant au service de la société civile ? Coupler les deux postures ne va pas de soi. Si le chercheur a pour fonction de diffuser les résultats de sa recherche auprès de sa communauté scientifique, il partage avec elle un mode de raisonnement qui est propre : diffusion des résultats sous forme d’articles ou d’ouvrages, participation à des colloques ou tables rondes afin de favoriser la confrontation des idées et le débat. C’est la noblesse de sa fonction sociale.

Dans les débats médiatisés sans modération, cette confrontation peut être comprise comme des atermoiements qui signent une pensée fragile, fléchissant devant les arguments d’une réflexion immédiate sous couvert de bon sens, ou contradictoire et non-opérationnelle. La médiatisation de la pandémie du COVID-19 à travers les interventions des scientifiques concernés a, par exemple, montré combien l’écart – et donc le malentendu – pouvaient être grands entre l’opinion commune et le scientifique qui défend une vision en mouvement de la recherche, provisoire et modeste de la « vérité ».

Pour se mettre au service de la société civile, le chercheur ne doit pas subordonner sa recherche aux seules préoccupations liées à la reconnaissance universitaire. Il ne cherche pas un public supplémentaire, mais une alternative en matière de communication. Il doit assumer une prise de risque par rapport aux objets de recherche reconnus dans sa communication avec l’opinion commune pour faire avancer les débats de société. Certains se souviendront du déni dont a été victime l’agronome René Dumont qui avait tenté d’alerter le Politique à partir des résultats de ses recherches dans le cadre d’une candidature à l’élection présidentielle française en 1974, pour sensibiliser à « l’effondrement de notre planète ». Il voulait influencer le cours des débats liés au changement climatique, à la mondialisation.

Pour Transit-Lingua, les questionnements identitaires, la dénonciation de la désinformation restent des objectifs de nature équivalente à ceux exprimés ci-dessus dans l’articulation entre les exigences de la recherche et la diffusion des résultats au sein de la société civile. Ces objectifs peuvent prendre à rebours les opinions majoritaires ou celles qui exercent sans mesure leur domination politique et idéologique sur une société donnée. C’est là le paradoxe. Le chercheur peut se mettre en danger quand la puissance de ses recherches s’oppose aux discours des dictatures et aux extrémismes qui ignorent les fondements du débat démocratique. Dans les sociétés construites sur le conservatisme social et la seule préservation des intérêts personnels des dirigeants, le chercheur peut mettre en danger son emploi, sa liberté d’expression, voire sa vie. La violence des changements économiques et sociétaux qui sont actuellement à l’oeuvre, les conflits géopolitiques qui s’alimentent d’un nationalisme intransigeant doivent alerter les chercheurs européens qui souffrent plutôt de crédulité sur ce point, habitués à la protection des valeurs démocratiques affichées par l’Union européenne. Dans les échanges entre chercheurs européens et non-européens, cette donne est désormais d’une actualité brûlante.

Un projet commun entre le Do.Rif.-Università et Transit-Lingua, à construire

Ce colloque, intitulé “2021, L’Odyssée des langues. La distance dans les dynamiques du plurilinguisme”, tenu à Rome, accueilli généreusement par la Fondation Primoli grâce à la mobilisation de Danielle Lévy, le partenariat entre Transit-Lingua et l’association Do.Rif.-Università et sa revue Repères, très identifiée par la communauté scientifique italienne et européenne, s’appuie sur bien des actions communes au fil de leur existences respectives : articles dans Repères, journées d’études et colloques internationaux partagés, projets aboutis (ZARATE, Geneviève, LEVY, Danielle, KRAMSCH, Claire, Précis du Plurilinguisme et du pluriculturalisme, Paris, Edition des Archives Contemporaines, 2008, ainsi que sa traduction en anglais 2011, en chinois 2016)

Les questionnements communs à ces deux associations portent sur les valeurs liées à la diffusion, l’enseignement et la pratique des langues européennes et non-européennes en Europe et hors Europe. Transit-Lingua y apporte sa volonté d’anticiper les débats de société liés au changement climatique, à la mondialisation, à la désinformation, aux questionnements identitaires. Cette collaboration vise à influencer ces débats en rendant visible le rôle que les langues y jouent. Il n’est plus temps de livrer des combats de cette taille en restant dans des structures associatives isolées les unes des autres. Il est temps de rassembler des forces compatibles parce que proches, pour identifier et affronter dans la concertation de tels défis

 

Annexe : Les valeurs de Transit-Lingua, manifeste destiné à l’adhésion[4]

Etre membre de Transit-Lingua (Travaux en Réseaux, Approches Nouvelles en Situations Interculturelles et Transnationales), cela signifie :

  • valoriser la diversité linguistique et culturelle, dans une optique de communication inscrite dans les enjeux et les relations de la mondialisation et de la mondialité ;
  • lutter contre les bases linguistiques de la xénophobie, de la discrimination sociale et culturelle et œuvrer ainsi au lien social ;
  •  reconnaître les langues et les cultures comme autant de facteurs et de propositions de développement durable, en maintenant et approfondissant, la communication humaine comme valeur commune.

Pour cela, il s’agit de façon concrète de :

  •  prendre en compte un préalable plurilingue et pluriculturel dans son action ;
  • s’insérer dans une mosaïque de positions : recherche, enseignement, bénévolat, médiation… ;
  • oeuvrer au transfert des résultats entre la recherche et la société civile ;
  • accepter une prise de risque en se positionnant au sein des débats de société en lien avec les mobilités, la mondialisation, la désinformation, les questionnements identitaires, en les anticipant ou en les influençant ;
  • contribuer au développement de l’association.

Pour nous rejoindre : https://transitlingua.org/l-association.html#association-n3

 


[1] Site de l’association: https://transitlingua.org/

[2] Les membres fondateurs sont Catherine Berger (Université de Paris XIII, France Martine Derivry (Université de Paris VI, France), Danielle di Gaetano (Université de Bologne, Italie), Aline Gohard Radenkovic (Université de Fribourg, Suisse), Danielle Lévy (Université de Macerata, Italie), Samir Marzouki (Université de Tunis, Tunisie), Geneviève Zarate, INALCO, France), Gudrun Ziegler (Université du Luxembourg, Luxembourg).

[3] Débat participatif Paris, 14-15 juin 2019. En quoi les langues ont-elles un rôle à jouer dans les sociétés mondialisées au sein d’une Europe fragilisée ?), en partenariat avec l’ASDIFLE et l’ACEDLE, Maison de la Recherche, Paris. Publication des actes: HUVER, Emmanuelle, LAURENS, Véronique, LEVY, Danièle, MEUNIER, Deborah, ZARATE, Geneviève, NOUS, Camille, “En quoi les langues ont-elles un rôle à jouer dans les sociétés mondialisées au sein d’une Europe fragilisée ?”, Recherches en didactique des langues et des cultures [Online], n. 18-1, 2021.

[4] https://transitlingua.org/l-association.html#association-n3


Per citare questo articolo:

Geneviève ZARATE, « Recherche sur les langues et la société civile. Distances à interroger », Repères DoRiF, n. 27 – 2021 l’Odyssée des langues. La distance dans la dynamique des plurilinguismes, DoRiF Università, Roma, luglio 2023, https://www.dorif.it/reperes/genevieve-zarate-recherche-sur-les-langues-et-la-societe-civile-distances-a-interroger/

ISSN 2281-3020

Quest’opera è distribuita con Licenza Creative Commons Attribuzione – Non commerciale – Non opere derivate 3.0 Italia.