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Giuseppe SOFO

De la langue aux oreilles aux langues : Kantaje, une rencontre entre art contemporain et didactique de la traduction

 

 

 

Giuseppe Sofo
Università Ca’ Foscari Venezia
giuseppe.sofo@unive.it

 


Résumé 

Cet article est consacré à la collaboration entre Stefania Becheanu et moi-même à l’occasion de deux expositions d’art contemporain liées à une pratique de la traduction et à un projet d’apprentissage expérientiel et « indiscipliné » de la traduction, à partir du roman de Katalin Molnár Quant à je (kantaje). La collaboration, entamée en 2022 dans le cadre de l’exposition Kantaje : De la « langue » aux oreilles à l’Istituto Romeno di Ricerca e Cultura Umanistica, s’est poursuivie en 2023 avec l’exposition Traduire en archipel(s) / Tradurre in arcipelaghi, accueillie par la galerie CREA Cantieri del Contemporaneo à l’occasion du colloque sur la traduction intitulé Traduire en archipel(s) et du cours de traduction « Éléments de traduction littéraire » donné à l’Université Ca’ Foscari de Venise. Ce projet propose de voir la traduction comme une pratique de recherche-création et de recherche-action susceptible d’être mise au service de l’apprentissage de la traduction pour proposer aux apprenant·es une approche plus « indisciplinée » de la traduction.

 


1.     Introduction

Cet article est consacré à la collaboration entre Stefania Becheanu et moi-même à l’occasion de deux expositions d’art contemporain liées à une pratique de la traduction et à un projet d’apprentissage « indiscipliné » de la traduction, à partir du roman de Katalin Molnár Quant à je (kantaje) (MOLNÁR 1996). Cette collaboration a débuté en 2022 avec l’exposition Kantaje : De la « langue » aux oreilles à l’Istituto Romeno di Ricerca e Cultura Umanistica et s’est poursuivie en 2023 avec l’exposition Traduire en archipel(s) / Tradurre in arcipelaghi accueillie par la galerie CREA Cantieri del Contemporaneo.

Ce projet visait à explorer les ressources créatives offertes par le processus de traduction et par l’étude des variétés non standard de la langue française dans le cadre d’une pratique de création artistique liée à la recherche en langues et en traduction. Cette pratique de recherche-création et de recherche-action permet d’expérimenter la traduction à travers des activités concrètes, ce qui peut également être mis au service de l’apprentissage de la traduction pour proposer aux apprenant·es une approche plus « indisciplinée » de la traduction.

2.     La traduction à la rencontre de l’art contemporain

Au cours des dernières années, j’ai essayé d’introduire une approche expérientielle de la traduction dans mes cours de niveau avancé, afin d’inciter les apprenant·es à envisager la traduction comme un paradigme clé pour la lecture de notre réalité contemporaine, et à prendre conscience que tous les défauts attribués à cette pratique sont finalement communs à tout acte linguistique, et que les malentendus, les détours, les erreurs de compréhension ou d’interprétation sont inhérents à toute forme de communication. Il s’agissait surtout de les encourager à voir dans ces erreurs une source de créativité possible, plutôt que de simples échecs résultant d’une incompétence.

Quand je parle d’approche expérientielle, je le fais dans le sens indiqué par Madeleine Campbell et Ricarda Vidal, qui évoquent un « processus holistique […], souvent partagé et pluriel », dans lequel on envisage la pratique de la traduction comme « une forme contemporaine et performative d’art ou de création de sens qui remet en question l’autorité et les valeurs hégémoniques » (CAMPBELL, VIDAL 2024 : X), mais aussi dans le sens qu’Isabelle Collombat attribue à ce terme :

Il s’agit d’une approche de la traduction professionnelle fondée sur l’expérience – en ce qu’elle « renvoie […] à l’histoire de l’individu et implique ce qu’il a accumulé comme informations, sensations, images, idées, attitudes, valeurs, etc., au fil du temps » (CÔTÉ, 2003 : 13), ainsi que les expériences ou expérimentations – définies comme « le fait de provoquer un phénomène dans l’intention de l’étudier » [] – menées de manière systématique et analytique par le traducteur. (COLLOMBAT 2022 : s. p.)

À travers cette approche, qui dépasse les limites d’une étude purement linguistique et envisage le processus de traduction comme une présence constante dans le monde contemporain – même au-delà du contexte académique –, nous pouvons offrir aux apprenant·es une vision beaucoup plus complète et complexe des mécanismes à l’œuvre dans le processus de traduction et de la présence de la traduction dans notre monde.

De ce point de vue, la rencontre entre la traduction et l’art contemporain semble particulièrement pertinente pour étudier la richesse créative de l’erreur et de l’écart créatif dans ces deux domaines. En effet, comme le souligne Connelly à propos des erreurs de la traduction automatique en particulier : « ce sont précisément ces décalages et ces glissements […] qui commencent à démontrer aux artistes en général tout le potentiel créatif de la traduction » (CONNELLY 2015 : 62).

L’approche expérientielle de la traduction et l’art contemporain partagent cet intérêt pour l’erreur créatrice et pour la multiplicité inhérente à la traduction en tant que processus de variation plutôt que d’imitation, dans lequel les erreurs de traduction et les lacunes générées par les nombreux niveaux de traduction métaphorique, de transformation et/ou de transcodification ne sont pas considérées comme des « défauts », mais plutôt comme un réservoir de créativité. C’est pour cela que j’ai décidé de profiter de la rencontre avec l’artiste Stefania Becheanu pour développer non seulement un projet artistique autour de la traduction, mais aussi des pratiques d’apprentissage de la traduction liées à ce projet.

3.     Kantaje : De la “langue” aux oreilles (Venise, 2022)

Ma collaboration avec Stefania Becheanu dans le cadre de l’exposition Kantaje : de la “langue” aux oreilles, qui s’est tenue en novembre 2022 à l’Institut roumain de la culture et de la recherche humaniste de Venise, est née d’une proposition de la chercheuse Myriam Suchet.

Cette expositionde Becheanu est directement liée au projet de recherche « En françaiS au pluriel / Traduire du français aux français », dans lequel Suchet essaie de rendre visible la pluralité inhérente à la langue française. Comme le dit Becheanu elle-même : « Pour l’œuvre Kantaje, c’était une invitation de Myriam Suchet dans le cadre de son projet de recherche-création En françaiS au pluriel […] pour faire une réponse au livre de Katalin Molnár. Pour créer j’ai utilisé une exposition collective, j’avais une pièce dédiée à ce projet et j’ai décidé de réaliser une œuvre axée sur la recherche et la création » (BECHEANU in SOFO 2024a : infra).

Le projet de Myriam Suchet propose de lire le « s » final de « français » comme un marqueur du pluriel, pour passer « du français aux français », et de lire l’acronyme FLE non pas comme « français langue étrangère », mais comme « français langue étrangée », afin d’envisager la pluralité des utilisations de la langue française, ou des langues françaises. Comme elle l’écrit en mars 2023 : « C’est dans cette perspective qu’il faut traduire, d’après moi, “le français” en français au pluriel, le français langue étrangère (FLE) en français langue étrangée, et envisager la francophonie avant tout comme une occasion de s’écouter dans une langue en création permanente et partagée » (SUCHET 2023 : 5).

La création naît ainsi d’une commande de la part de Suchet, qui invitait Becheanu à développer un dialogue artistique avec le roman Quant à je (Kantaje) de Katalin Molnár en vue de dévoiler la pluralité de la langue française. Le roman joue avec la langue à travers des expériences de lecture et d’écriture déstabilisantes, qui imitent les sons de la parole naissante de Molnár lorsqu’elle arrive en France depuis la Hongrie. C’est pourquoi Murphy a décrit le travail de Molnár comme un « queering des langues » (MURPHY 2019) :

Il s’agit non seulement de « créer sa propre langue », mais d’inscrire celle-ci dans un contre-courant qui d’abord défait la pensée normative en déshabillant la Langue de ses fictions d’homogénéité, d’unicité, de génie, de clarté, de beauté qui pèsent sur l’individu, pour ensuite exhiber le travail de la différence. [(…] Déformée de l’intérieur et fautive aux yeux des institutions littéraires et linguistiques, l’œuvre molnárienne ne contestera pas pour autant son statut, elle l’intensifiera – comme fait le queer – afin d’en faire une vertu, une marque de l’extrême personnel qui permet l’individuation en tant qu’auteure de Katalin Molnár. (MURPHY 2019 : 76, 80)

Quant à je (kantaje) se situe à la frontière des langues, dévoilant l’hétérolinguisme inhérent à toute écriture et à tout langage individuel, mais aussi à toute identité. Son texte transforme l’erreur en processus créatif consistant à représenter une réalité aussi « fautive » que la langue, comme on peut le lire dans le passage suivant, dans lequel Molnár joue également avec la typographie pour nous ouvrir à des lectures multiples d’un même énoncé :

Becheanu a été inspirée par le travail de Molnár et par l’expérience de la langue vécue et reproduite par Molnár, très similaire à l’expérience de Becheanu elle-même lors de son arrivée en France depuis la Roumanie, lorsqu’elle percevait le français non pas comme une langue, mais plutôt comme un ensemble de sons. La pluralité et la « fautivité / fôtivité » de la langue exprimées dans Quant à je (kantaje) sont au cœur de l’intérêt de l’artiste pour cette œuvre :

Lors de mes interventions artistiques, j’essaie non seulement de partager ma force créative, mais aussi de mettre en lumière la puissance du pluri-langue. J’utilise des langages, qu’ils soient existants ou imaginaires, pour communiquer, mais surtout je m’exprime à travers un langage émotionnel. En tant que dyslexique, je crois fermement que les fautes, les pauses ou les phrases multilingues ne devraient jamais constituer un obstacle à l’expression individuelle. Au contraire, elles enrichissent notre palette expressive et ouvrent des portes vers une communication plus authentique et inclusive. (BECHEANU in SOFO 2024a : infra)

Pour sa création, Becheanu puise alors dans l’imaginaire sonore et linguistique de Molnár pour tracer son propre parcours à l’intérieur des mots de l’auteure.

Elle sélectionne des passages du texte qui évoquent sa propre expérience de la langue et de la rencontre entre langue et identité, et joue avec la composition typographique, comme le faisait Molnár, pour changer les « accents » et nous offrir une nouvelle lecture du texte fondée sur sa propre perspective, comme elle l’explique dans ce passage concernant le parcours de création de l’œuvre :

Pour commencer, j’ai disposé sept feuilles de papier blanc de 50/70 cm (une pour chaque jour) ainsi que divers outils tels que des crayons, des haut-parleurs, des micros, une guitare, des fils, etc. J’ai également eu le livre de Katalin Molnár comme source d’inspiration principale. Chaque jour était une opportunité d’exploration et d’expérimentation. Je lisais calmement à voix haute, j’enregistrais des sons avec un micro, je produisais des bruits. À ce stade, je n’avais pas encore d’idée claire. Cependant, chaque jour, je notais sur des feuilles blanches un passage qui me parlait, qui résonnait avec le discours et la poésie de Katalin. Du coup Kantaje a bénéficié d’une semaine de recherche-création publique, et sa version actuelle a évolué par la suite, enrichie par cette expérience publique. (BECHEANU in SOFO 2024a : infra)

Le travail de l’artiste franco-roumaine, tel qu’il est décrit ici, s’inscrit parfaitement dans le sillage du processus évoqué par l’auteure :

Parce que « transcrire », c’est « rire » à la fin, jouer à ça, chercher un peu de consolation là où il n’y en a pas, se donner quelque chose qui à nous n’est pas donné, écrire au-delà, de l’autre côté de la montagne, faire autre chose avec quelque chose qui existe déjà, implanter un texte dans une autre langue, sous une autre forme, dans une autre structure, transformer les fautes en vertus et vice versa. (MOLNÁR 1996 : 17).

Les œuvres de Becheanu permettent de prolonger ce processus d’« implantation » du texte dans une autre langue et sous une autre forme, cette transformation des fautes en vertus. Par la suite, le « voyage » de l’œuvre vers d’autres destinations a permis de prolonger encore cette « implantation » à travers l’utilisation d’autres langues et de la traduction. En effet :

À chaque exposition, l’œuvre s’enrichit également de la question de la traduction en multilingue, selon le lieu d’invitation. La forme des tableaux plexiglas et les mots dans l’espace sont arrivés pour une deuxième exposition. Mais l’invitation à Venise m’a donné envie d’aller plus loin et de créer l’opportunité de parler de la traduction, dans un contexte qui parle de la sonorité de la langue, les fautes et « mauvaises » traductions, passer par l’italien et même par l’allemand plus tard, ont enrichi la question de la multilangue. (BECHEANU in SOFO 2024a : infra)

C’est pour l’exposition de Venise, en novembre 2022, que Suchet a eu l’idée de me mettre en contact avec Becheanu et de nous inviter à collaborer autour de son œuvre, afin de « prolonger l’expérience avec une traduction vers un italien qui sortirait de ton imagination, comme le fransè de Molnár », pour reprendre les termes employés par Suchet dans l’invitation qu’elle m’a envoyée.

Cette rencontre a ainsi amené, après plusieurs propositions, à la création d’une pièce originale, Ogni volta con te è la stessa storia, à partir de ma traduction en italien du texte de Molnár présent dans une des œuvres de Becheanu, À chaque fois tu me fais le même coup.

[Image 1 : Stefania Becheanu, À chaque fois tu me fais le même coup, 2022 ; Stefania Becheanu, Ogni volta con te è la stessa storia, 2022]

Plutôt que de « traduction », il faudrait parler dans ce cas de transcréation, ou mieux, de « transmolnárisation », car l’aspect clé de ce travail consistait à intégrer le processus créatif de Molnár dans la traduction, mais en utilisant l’italien, une langue qui ne permet pas la même créativité avec la transcription phonétique que le français, ce qui oblige à puiser dans les ressources créatives de l’italien plutôt que du français.

La première stratégie utilisée, conformément à la démarche de Molnár, a été l’utilisation d’orthographes phonétiques ou d’orthographes homophones dans les cas où cela était possible en italien. C’est le cas de « poj » et « luj » pour « poi » et « lui », « puoh » pour « può », « kon » pour « con », « B- » et « T- » pour « bi » et « ti », qui nous offrent des orthographes alternatives qui seraient prononcées de la même manière (ou presque) en italien que les formes standard de l’italien. C’est également le cas de formes qui font partie du langage utilisé dans les textos et les communications écrites informelles en ligne, telles que « xké » pour « perché » et « 1 » pour « uno/una ».

Cependant, ces stratégies ne pouvaient être appliquées que dans des cas très limités. C’est pourquoi j’ai décidé de reproduire l’« exubérance phonétique » de l’original en français, en compensant certaines des pertes inévitables par de nouvelles stratégies d’écriture et de traduction mieux adaptées à l’italien, selon un processus que j’avais déjà mis en pratique pour la traduction de l’écrivaine croato-suisse Dragica Rajcic de l’allemand vers l’italien (voir : RAJČIĆ 2015a, 2015b, 2021; SOFO 2015).

La principale stratégie inédite introduite dans la version italienne, en particulier dans la partie centrale de la pièce, consistait à traduire les mots français en utilisant plusieurs mots italiens qui, une fois combinés, pouvaient permettre au visiteur de lire la traduction de l’original, comme on peut le voir en observant les exemples fournis dans le tableau suivant :

Comme le montrent les exemples ci-dessus, cette stratégie nous permet de lire le texte à deux niveaux différents : le niveau des mots utilisés, qui n’a aucun sens d’un point de vue sémantique, et le niveau des mots qu’un italophone entendrait dans son propre esprit en lisant le texte à voix haute. Cela contribue à cette apparente « confusion » linguistique qui ne fait pas vraiment obstacle à la compréhension et qui est au cœur de la création de Molnár. Cela nous donne également l’occasion de jouer avec les différences entre les deux langues, qui ne permettent (ou ne suggèrent) pas la même stratégie.

En outre, cette stratégie a obligé les visiteurs à lire le texte à haute voix afin de percevoir les mots cachés derrière la surface de la première lecture, ce qui les a encouragés à percevoir le texte à un niveau auditif plutôt que visuel. Cela a servi l’un des principaux objectifs de l’œuvre de Becheanu, qui prévoit toujours une réponse ou une interaction de la part du public :

En tant qu’artiste, je cherche à communiquer mes émotions et mes idées à travers mes œuvres, mais je suis également touchée par la manière dont elles sont perçues et reçues par le public. Je cherche activement le regard et la réaction des spectateurs et des visiteurs, car je crois que l’art est un moyen de communication qui va dans les deux sens. L’art peut créer une connexion unique, et j’essaie de nourrir cette connexion en invitant les gens à s’engager activement avec mes créations. Que ce soit à travers des performances en direct, des expositions interactives ou des installations participatives, je cherche à créer des espaces où les spectateurs peuvent devenir partie intégrante de l’œuvre elle-même. Leur réaction et leur interaction influencent souvent ma manière de voir mes propres créations, et cela nourrit en retour mon processus créatif. En fin de compte, je fais de l’art pour moi-même, mais je le partage avec les autres dans l’espoir de créer des expériences qui résonnent en eux. (BECHEANU in SOFO 2024a : infra)

De plus, l’aspect sonore joue un rôle essentiel dans l’œuvre de Becheanu, et a joué un rôle fondamental dans son parcours artistique. Arrivée en France dans le cadre d’un programme Erasmus en arts visuels, Becheanu a commencé à s’intéresser à la performance, en particulier la performance autour du son à travers sa rencontre avec la langue française, perçue comme « paysage sonore » plutôt que comme une langue à « comprendre » au sens linguistique du terme :

Effectivement, je suis profondément préoccupée par la pluri-langue, l’hétérolinguisme, la traduction et la liberté d’expression sous toutes leurs formes, des thèmes qui ont imprégné mon travail artistique depuis 2010. Depuis mes 14 années en France, j’ai appris la langue en l’écoutant, en l’expérimentant comme un bruit initial sans signification, jusqu’à ce qu’elle devienne un paysage sonore non enregistré, une matière vibrante et mélodique, une expérience immersive et performative. Même si mon niveau de maîtrise du français s’est beaucoup amélioré et que je me considère désormais également française, j’ai conservé dans ma bouche et dans mon oreille une construction sonore et compositionnelle unique. (BECHEANU in SOFO 2024a : infra)

De ce point de vue, le fait d’obliger les visiteurs à lire à voix haute le texte de Molnár présent dans les œuvres de Becheanu correspond à l’intérêt de l’artiste pour l’aspect sonore de la langue et pour l’interaction du public avec cette sonorité, et permet d’en prolonger la création, avec le passage vers une autre langue et vers d’autres stratégies de création.

4.    Traduire en archipel(s) / Tradurre in arcipelaghi (Venise, 2023)

C’est à partir de cette expérience et de cette rencontre avec Becheanu qu’est née une deuxième exposition, Traduire en archipel(s) / Tradurre in arcipelaghi, accueillie par la galerie CREA Cantieri del Contemporaneo sur l’île de la Giudecca à Venise du 6 au 23 avril 2023, dans le cadre du colloque « Traduire en archipel(s) » consacré à une vision archipélique de la traduction. L’exposition se concentrait surtout sur l’idée de traduction de la ville de Venise, dont j’ai traité dans un autre article (voir : SOFO 2024b), mais reprenait également le travail accompli sur Kantaje, cette fois avec une participation directe des étudiantes. Ces dernières ont ainsi traduit des extraits du roman qui ont ensuite été exposés. Elles ont participé à un atelier de création poétique multilingue et ont proposé leurs propres « traductions » de Venise.

Cette expérience s’inscrivait dans le contexte du cours avancé de traduction que j’enseigne à Ca’ Foscari depuis 2023, « Éléments de traduction littéraire », axé sur la traduction individuelle et collaborative de textes rédigés en français non standard, avec une attention particulière à la variété diatopique et aux écritures qui agissent sur la langue en utilisant les fautes, les déformations et les détours par rapport à la norme de façon créative, obligeant les traducteurs et les traductrices à agir sur la langue italienne avec plus de créativité.

Ce cours, suivi dans sa première année par treize étudiantes qui avaient déjà suivi des cours de traduction[1], vise ainsi à exposer les apprenant·es à la richesse et à la diversité de la langue littéraire, dont les formes sont beaucoup plus variées que celles auxquelles on les confronte d’habitude dans leurs cours de traduction de licence, et vise à développer les compétences créatives des apprenant·es, très souvent pénalisées par des cours de traduction davantage conçus pour l’apprentissage des langues que pour l’apprentissage de la traduction.

La méthode de traduction employée suivait un processus déjà expérimenté depuis plusieurs années dans le cadre des cours de traduction de licence et de première année de master (voir : SOFO, HAMON 2022). Pour résumer, les étudiantes ont reçu les extraits du roman de Molnár que Becheanu avait utilisés pour ses propres œuvres d’art et ont été invitées à les traduire en italien, en utilisant des stratégies de traduction qui ne réduisaient pas l’exubérance linguistique de Molnár, laquelle constituait évidemment l’un des principaux intérêts du roman.

Afin d’instaurer un dialogue sur la traduction, le travail a été réalisé en collaboration et en plusieurs étapes. Tout d’abord, les étudiantes ont traduit les extraits individuellement avant de discuter de leurs traductions respectives par groupes de quatre, en dehors de la salle de classe, puis de proposer une traduction collaborative assortie d’annotations issues de leurs échanges et permettant d’expliquer les choix de traduction opérés.

J’ai ensuite lu et annoté les traductions des différents groupes en trois étapes : lecture et annotation de la traduction individuelle qui a servi de base au travail de groupe (pour souligner les fautes, les imprécisions, ou les passages dont il fallait discuter en cours) ; lecture et annotation des commentaires des autres membres du groupe (pour distinguer les commentaires qui permettaient une amélioration de la traduction et ceux qui risquaient d’aller dans la direction opposée) ; lecture et annotation de la traduction collaborative (pour distinguer les passages améliorés grâce à la collaboration, et ceux qui étaient meilleurs dans la traduction individuelle).

Ces annotations n’ont été montrées aux étudiantes qu’après la discussion en classe au cours de laquelle tous les groupes ont proposé leur traduction et écouté les autres, afin de parvenir à une traduction collective commune à l’ensemble de la classe. Plus important encore, les étudiantes n’ont jamais vu ma propre traduction de la pièce de Becheanu incluse dans la première exposition qui s’est tenue en novembre 2022. Le fait de voir ma traduction risquait de provoquer une uniformisation des choix des étudiantes et un appauvrissement des solutions proposées. En effet, même dans un environnement ludique et créatif, et même dans un cours avancé, les apprenant·es ont tendance à considérer l’enseignant comme une « autorité » en matière de traduction.

Dans ce processus de discussion, mon rôle d’enseignant ne consistait pas à guider le groupe vers des choix préétablis, mais plutôt à coordonner leur dialogue en n’intervenant qu’aux moments où la traduction semblait aller dans une direction clairement erronée, ou pour mettre en évidence les trouvailles et les choix particulièrement intéressants. Même dans une approche « indisciplinée » de la traduction, consistant à souligner le fait que plusieurs choix de traduction sont possibles, il est indispensable de bien distinguer les options que le texte (ou la langue) permet et celles que le texte (ou la langue) ne permet pas.

Les choix opérés dans les différentes traductions individuelles et collectives, et ceux opérés dans la traduction collective « définitive » révèlent des aspects très intéressants, à commencer par le choix du titre « Kwant’ammé » utilisé pour traduire « Kantaje ». Dans ce cas, les étudiantes utilisent d’un côté le même principe que Molnâr en recherchant l’utilisation d’une écriture phonétique, avec l’utilisation de « Kw » pour « Qu », des stratégies graphiques d’intervention sur le texte (l’apostrophe), et de l’autre côté des nouvelles stratégies, telles que l’utilisation des sonorités d’une variété régionale ou d’une variété dialectale de la langue, avec une sonorité qui renvoie surtout au dialecte napolitain ou à l’italien parlé à Naples.

Pour leur traduction collective des trois textes utilisés pour l’œuvre de Becheanu, les étudiantes ont proposé ces versions :

On observe ici des formes qui reproduisent les choix de Molnár en les adaptant à la langue italienne, notamment : l’utilisation d’une écriture phonétique dans les cas de « k » pour « c » (« konfondere », « kon », « koglionaggine », « rassikurazzioni », « sikuro »), « w » pour « u » suivi d’une voyelle ( « kwestwomo », « pellaswavia »), « j » pour « i » suivi d’une voyelle (« jo », « kemmwojo »), « sh » pour « sci » (« Angosha ») ; l’utilisation de formes fautives, mais essentiellement homophones, telles que « piaciere » pour « piacere », « bisognio » pour « bisogno », « piangiere » pour « piangere », « ciò » pour « c’ho » ; la fusion de plusieurs termes (« inrealtà », « avevAssolutamente », « bellaggiornata ») ; le mélange entre termes français et termes anglais ou allemands, rendu par un mélange entre termes italiens et termes anglais ou allemands (« nice day bello stoposto », « tutto buono qui, alles gut ») ; l’utilisation des formes à l’infinitif de certains verbes (« farecaldo », « vedere », « sentire », « Gattino ritornare »).

Cependant, les étudiantes utilisent aussi d’autres stratégies, qui n’étaient pas présentes dans le texte de Molnár. Parmi ces stratégies, le déplacement de l’apostrophe qui perturbe la lecture (« kom’emmé », « kon’atipa », « mam’mè », « st’akosa », « mall’altrogiorno »), mais aussi au moins une stratégie qui semble inspirée par les caractéristiques de la langue italienne, à savoir le redoublement des consonnes, typique de certaines formes régionales de l’italien (« rasikurazzioni », « aunaddonna », « è vvenuto », « ciòll’ansia », « emisoddetta », « vinobbuono », « formaggiobbuono »), ainsi que des formes dérivées des dialectes italiens régionaux (« abballare », « datutteeparti »). Leur traduction ajoute ainsi des stratégies qui n’avaient pas été utilisées ni par Molnár ni dans la première traduction que j’avais proposée pour l’exposition de 2022.

Une fois le processus de traduction achevé, tous les documents produits par les étudiantes (les traductions individuelles, les traductions de groupe annotées et la version collective de la traduction par l’ensemble de la classe) ont été envoyés à Becheanu, qui a imprimé la traduction collaborative et certaines des traductions individuelles sous forme de lettres adhésives, et a fait de ces traductions un élément central de son installation dans l’exposition Traduire en archipel(s) / Tradurre in arcipelaghi, à travers des formes géométriques pointant vers les œuvres d’art et en dehors de celles-ci. Les traductions des étudiantes sont ainsi devenues partie intégrante de l’exposition et le processus de traduction a trouvé sa place sur les murs de la galerie.

[Image 2 – Les traductions de Kantaje par les étudiantes exposées dans Traduire en archipel(s), 2023]

La collaboration entre les étudiantes et Becheanu a fait l’objet d’une deuxième phase, le matin du 6 avril. Pendant les heures de cours, les étudiantes ont été invitées à la galerie CREA Cantieri del Contemporaneo pour visiter l’exposition (et leurs traductions exposées), quelques heures avant le vernissage, et pour participer à un atelier de création poétique multilingue avec Becheanu, en rapport avec l’exposition.

Dans le cadre de notre cours consacré à la traduction des textes écrits en français non standard, parmi lesquels de nombreux textes francophones, nous avions notamment abordé les deux enjeux théoriques suivants : les difficultés rencontrées dans la traduction de textes multilingues ou hybrides, accueillant plusieurs langues à la fois ou certains termes provenant d’autres langues, et la nécessité d’une certaine compétence créative pour offrir une traduction convaincante d’extraits littéraires contraignant les traducteurs ou les traductrices à devenir eux-mêmes créateurs et créatrices pour pouvoir rendre au mieux le texte de départ.

Becheanu a donc invité les étudiantes à une expérience d’écriture collaborative d’un texte poétique en utilisant plusieurs langues en même temps et en écrivant un seul mot à tour de rôle, jusqu’à obtenir un texte satisfaisant. Cet atelier a ainsi donné lieu à la création de plusieurs poèmes multilingues écrits par les étudiantes, qui ont ensuite été transformés en petites installations dans l’espace de l’exposition et dans l’espace extérieur de la galerie CREA Cantieri del contemporaneo, en utilisant les lettres que Becheanu avait découpées dans le plexiglas pour créer ses propres œuvres.

Les étudiantes ont ainsi participé activement à la création de nouvelles œuvres à la fois poétiques et artistiques, assumant une fois de plus le rôle de créatrices dans l’exposition et expérimentant de façon concrète à la fois une pratique de création poétique multilingue et une pratique de création artistique.

[Images 3 et 4 : L’atelier de création poétique multilingue de Stefania Becheanu, 6 avril 2023]

Conclusion

En conclusion, le projet de collaboration entre Stefania Becheanu et moi-même, ou mieux encore, entre Becheanu, les étudiantes du cours « Éléments de traduction littéraire » et moi-même, nous a permis d’expérimenter des pratiques de recherche-création autour de la langue française et de la traduction, produisant en même temps des traductions des textes de Molnár et des œuvres d’art exposées dans deux galeries vénitiennes entre 2022 et 2023, et donnant lieu à d’autres projets artistiques à développer dans le futur.

À propos de son œuvre Kantaje, Becheanu a dit :

Je crois que cette création est à la fois un portrait de Katalin Molnár vue par moi (le départ de projet), un autoportrait de moi-même, mais aussi un miroir de chaque visiteur et auditeur qui voit et interagit avec ces textes et qui parle au minimum deux langues ou qui vit dans un pays où l’on ne parle pas leur langue maternelle. (BECHEANU in SOFO 2024a : infra)

L’expérience du prolongement vénitien de son œuvre a ajouté à tous ces niveaux le miroir des représentations offertes par les traductions italiennes et a permis en même temps aux étudiantes de se découvrir dans ce miroir, reflet de leur propre relation aux langues et au passage d’une langue à l’autre à travers la traduction.

Cette rencontre entre traduction et art contemporain, entre le contexte académique et le contexte artistique, nous a ainsi permis de faire sortir le discours sur la traduction des circuits purement académiques pour aller à la rencontre d’autres formes d’expression et de transmission culturelles. En même temps, cette approche a permis des résultats très importants du point de vue pédagogique, car les étudiantes ont travaillé leurs traductions en sachant qu’il ne s’agissait pas seulement d’un devoir à rendre, mais d’une création à part entière, qui allait être exposée et dans laquelle elles pouvaient exprimer leur créativité.

Cette approche de la théorie et de la pratique de la traduction, mais aussi de l’enseignement de la traduction, caractérisée par la rencontre avec l’art contemporain, permet d’exposer les étudiantes à une application de la traduction à des contextes différents des contextes habituels, ainsi qu’à une utilisation plus « indisciplinée » de la traduction stimulant leur créativité. Cela permet d’offrir une expérience beaucoup plus complexe et riche de la traduction, à travers des expériences ludiques, ce qui encourage les étudiantes à dépasser les limites habituelles de la classe et du plan d’études pour s’engager dans la création de quelque chose de nouveau, par le biais de la traduction. Tout cela, me semble-t-il, ne peut avoir que des conséquences positives pour leur apprentissage de la traduction, pour la formation de leur esprit critique et pour le développement de leurs capacités créatives, au-delà de la traduction.

 

Bibliographie

 CAMPBELL, Madeleine, VIDAL, Ricarda, (dir.), The Experience of Translation: Materiality and Play in Experiential Translation, Londres-New York, Routledge, 2024.

COLLOMBAT, Isabelle, « Prolégomènes à une approche expérientielle de la traduction », À tradire, n. 1, Didactique de la traduction pragmatique et de la communication technique, 2022, en ligne : https://atradire.pergola-publications.fr/index.php?id=98 (consulté le 31 mars 2024).

CONNELLY, Heather, Speaking through the Voice of Another: A Transdisciplinary Enquiry that Uses Art Practice to Examine Linguistic Translation as a Performative and Dialogic Event, thèse de doctorat, Loughborough University, 2015.

CÔTÉ, Richard L., Apprendre : formation expérientielle stratégique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2003.

MOLNAR, Katalin, Quant à je (kantaje), P.O.L., Paris, 1996.

MURPHY, Amanda, « Poétiques hétérolingues : le queering des Langues? L’exemple de Katalin Molnár », de genere: Rivista di Studi Letterari, Postcoloniali e di Genere, n. 5., 2019, p. 73-87, en ligne : https://www.degenere-journal.it/index.php/degenere/article/view/112 (consulté le 31 mars 2024).

RAJCIC, Dragica, « Sogno di Felicittà », « Litigata delle fragole », « Come faccio a scostare Igor », Premio svizzero di letteratura 2021, traduction de Giuseppe SOFO, Bundesamt für Kultur, 2021, p. 91-97.

RAJCIC, Dragica, Post Bellum, traduction de Giuseppe SOFO et Anna RUCHAT, in RUCHAT, Anna, LEPORI, Pierre (dir.), Disaccordati accordi, Livourne, Valigie Rosse, 2015, p. 55-85.

RAJCIC, Dragica, « La gverra è finita », « Una casa, in nessun luogo », « Parlano d’integrazijone », Scrittori italiani, 2015, p. 28-29.

SOFO, Giuseppe, « Nota alle traduzioni di Dragica Rajčić », Scrittori italiani, 2015, p. 28.

SOFO, Giuseppe, HAMON, Yannick, « La Traduction collaborative à l’ère numérique : pratiques collaboratives et numériques de révision en traduction », in LAURENTI, Francesco (dir.), La traduzione collaborativa: tra didattica e mercato globale delle lingue, Rome, Aracne, 2022, p. 49-80.

SOFO, Giuseppe, « La Puissance du pluri-langue : un entretien avec Stefania Becheanu », mars 2024a, infra.

SOFO, Giuseppe, « Traduire en archipel(s): Translating the City and Performing Translation in the Digital Era » in CAMPBELL, Madeleine, VIDAL, Ricarda (dir.), The Translation of Experience: Cultural Artefacts in Experiential Translation, Londres-New York, Routledge, 2024b.

SUCHET, Myriam, Traduire du français aux français, Institut Universitaire de France, Projet de recherche 2019-2024.

SUCHET, Myriam, Traduire du français aux français : Livret d’une recherche en cours, Institut Universitaire de France, n. 6, mars 2023.

 

Expositions

BECHEANU, Stefania, Kantaje : De la « langue » aux oreilles, Istituto Romeno di Ricerca e Cultura Umanistica, Venise, 9-18 novembre 2022.

BECHEANU, Stefania, SOFO, Giuseppe, Traduire en archipel(s) / Tradurre in arcipelaghi, curatrice COVRE Elisamaria, CREA Cantieri del Contemporaneo, Venise, 6-23 avril 2023.

 


[1] La plupart des étudiantes avaient déjà suivi deux cours de traduction avec moi, en deuxième année de licence et en première année de master. Je parle d’étudiantes au féminin parce qu’il n’y avait pas d’étudiants.

 


Per citare questo articolo:

Giuseppe SOFO, « De la langue aux oreilles aux langues : Kantaje, une rencontre entre art contemporain et didactique de la traduction », Repères DoRiF, n. 29 – Discours autour de la pandémie : configurations interdiscursives et diatopiques d’un fait de crise en évolution, DoRiF Università, Roma, aprile 2024, https://www.dorif.it/reperes/giuseppe-sofo-de-la-langue-aux-oreilles-aux-langues-kantaje-une-rencontre-entre-art-contemporain-et-didactique-de-la-traduction/

ISSN 2281-3020

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