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Martine DERIVRY-PLARD, Anthippi POTOLIA

Télécollaborations interculturelles.

Favoriser la communication à l’ère numérique

 

 

Martine Derivry-Plard
(TRANSIT-Lingua[1] – Université de Bordeaux)
martine.derivry@u-bordeaux.fr

Anthippi Potolia
(TRANSIT-Lingua – Université Paris 8)
anthippi.potolia@univ-paris8.fr


Résumé 

L’Odyssée des langues[2] nous invite à beaucoup d’humilité si l’on considère dans l’espace et dans le temps leur transmission ou non, par les familles, les groupes sociaux, les États-nations et désormais par les communautés de pratique ainsi que par l’école, les réseaux sociaux, les jeux en ligne et les plateformes. Cette variété des langues, ce patrimoine inestimable constitue ce qui permet aux êtres humains de penser, de communiquer et d’agir. Cette richesse plurilingue et pluriculturelle, ce voyage extra-ordinaire au fil des/avec les langues accompagne l’aventure humaine, de la préhistoire à notre humanité augmentée.
Que peut faire l’enseignant, l’éducateur dans ce monde qui accélère malgré le Covid ou en dépit de ce dernier ? Que peut faire l’enseignant de langues, qui, par les langues, met en mots de l’intelligibilité et de la solidarité dans la co-construction de sens dans la communication humaine ? Ouvrir les institutions scolaires à la complexité du monde, à l’autre lointain géographiquement mais si proche par ses préoccupations d’âge, n’est-il pas la meilleure façon de procéder pour se servir intelligemment du numérique en le sollicitant comme outil de rapprochement, d’échange, de mise en contact de différentes langues et cultures ? La télécollaboration en face-à-face et à distance semble dans ce cas une modalité d’utilisation du numérique particulièrement adaptée à ces fins : la communication passe par les langues et les cultures en présence des locuteurs qui, tout en pratiquant une/des langues apprennent aussi de l’autre et avec l’autre, découvrent différentes manières de percevoir le monde, réalisent des projets en travaillant ensemble, s’exposent à la diversité qu’ils apprennent à apprendre et à respecter, et s’inscrivent pleinement dans les valeurs démocratiques.


 

Introduction

 

Le temps de l’histoire engrange des mémoires, des pratiques que la révolution numérique permet d’archiver, de diffuser et de communiquer en quantité et en qualité inégalées (supports écrits, mais aussi visuels, sonores et multimodaux) (POTOLIA 2009). Une révolution telle qu’elle a pu l’être avec l’imprimerie et Gutenberg en son temps et à son échelle (DEBRAY 1991/2001). Ce temps historique des sociétés dont les mémoires deviennent exponentielles rend ces dernières plus complexes et plus paradoxales dans leurs projets et leurs contre-projets construits selon différentes structures géopolitiques. Les représentations, les discours et les pratiques de l’ère numérique se surimposent sur ces mémoires démultipliées (DEVELOTTE et al. 2022). L’espace-temps des individus insérés dans ces sociétés se trouve recomposé, modifié. Enserré dans la grande histoire de l’humanité et de ses langues, et de la petite histoire de chacun, l’individu devient autant un ego amplifié par la focalisation surdimensionnée des réseaux sociaux et une sensibilité exacerbée par les émotions suscitées par l’immédiateté constante qu’un individu réduit à un épiphénomène négligeable dans l’accumulation des enjeux sociétaux qui menacent la vie humaine sur terre (réchauffement climatique, pandémies, accroissement des inégalités sociales, culturelles et économiques, rapport non démocratique à la connaissance). Que peut faire l’enseignant, l’éducateur[3] dans ce monde qui accélère malgré le Covid ou en dépit de ce dernier ? Que peut faire l’enseignant de langues, qui, par les langues, met en mots de l’intelligibilité et de la solidarité dans la co-construction de sens dans la communication humaine ?

L’enseignant de langues est en prise directe avec cette communication humaine inter-intra-culturelle, plurielle. Il en est un médiateur bien plus qu’un transmetteur ; il donne des clés et facilite les possibles entre langues dans cet espace tiers qui est la classe de langues (KRAMSCH 1994, 2020) dans ces espaces tiers de la communication (COSTE et al. 1997/2009 ; ZARATE et al. 2008/2011 ; DERIVRY-PLARD 2019 ; ANQUETIL & DERIVRY-PLARD 2019).

Son espace est celui du contact des langues, des répertoires linguistiques des apprenants vers l’apprentissage d’autres langues, d’autres répertoires tant linguistiques que culturels d’autres locuteurs. Cet espace est dynamique, il se rejoue constamment en fonction des locuteurs en présence, de leur position dans le marché des langues, de la hiérarchie des langues, de leur trajectoire linguistique et de leur capital plurilingue et pluriculturel, de leur situation proche ou distante, quelle qu’elle que soit, physique ou non, de nature culturelle voire philosophique. Cet espace varie encore selon les buts de la communication, conversation informelle ou formelle, informative, dirigée et semi-dirigée par les enseignants, auto-dirigée par les apprenants, à but d’expressivité, de création, ou d’argumentation, d’explication, de traduction-médiation et il englobe tous les registres de langue, toutes les compétences langagières au-delà des langues.

La problématique du proche et du lointain travaillée par les ethnologues et les anthropologues a toujours été au cœur de l’enseignement des langues dans cet espace tiers même si elle a traditionnellement été réduite voire niée en tant qu’espace purement linguistique et transmettant des idéologies purement nationales des langues (DERIVRY-PLARD, 2015, 2020a, 2020b).

 

1.  La télécollaboration interculturelle à l’ère du numérique

 

L’ère numérique dans laquelle le Covid-19 a plongé un peu plus brutalement encore bon nombre d’êtres humains refaçonne cette problématique entre le présentiel et le distanciel pour le monde scolaire et du travail et entre le « en ligne/hors ligne » pour tout un chacun (Blommaert, 2018). La problématique du proche et le lointain à l’ère numérique se trouve recomposée au sein de l’enseignement des langues : apprendre une langue étrangère de chez soi tout en pouvant communiquer avec des autres à distance, apprendre une langue étrangère par les mobilités possibles (séjours linguistiques scolaires ou non, échanges Erasmus ou autres, formations, stages et missions à l’étranger/à l’international). Les télécollaborations interculturelles, depuis trente ans, se sont peu à peu constituées comme pratiques pédagogiques à part entière, notamment dans l’enseignement-apprentissage des langues mais aussi plus largement dans le domaine éducatif (eTwinning de la Commission européenne depuis 2005, Le français en (première) ligne[4], UNICollaboration[5], les projets TILA et TeCoLa parmi bien d’autres). En s’émancipant de la technologie, des ordinateurs, et des robots, ces pratiques se sont centrées sur des espaces humains de rencontres improbables, d’apprentissage et d’autonomisation des liens entre apprenants et enseignants, des acteurs sociaux solidaires des activités d’enseignement-apprentissage. Les rapports de force n’en sont pas banalisés ou rendus invisibles pour autant ; ils sont au contraire à décrire, à dévoiler, et à déconstruire. Mais que peut-il se passer dans la classe que l’on nomme classe de langue(s) ou classe d’une autre matière avec ces télécollaborations interculturelles ?

La télécollaboration, soit la collaboration à distance, devient essentielle pour travailler les liens entre les humains engagés dans de la communication en face-à-face et à distance, dans des alternances présence/distance et encore dans des modalités jointes de présentiel et de distanciel. La communication passe par les langues en présence des locuteurs dans toutes ces modalités. L’éducation en général et, plus particulièrement, l’enseignement-apprentissage des langues s’en trouvent profondément modifiés pour accompagner ces multiples transitions tout en consolidant les valeurs démocratiques et de durabilité des langues au sein de la communication entre les humains.

La télécollaboration interculturelle à l’ère numérique nous encourage à dépasser les oppositions binaires et stériles du proche et du lointain, oppositions qui s’inscrivent dans toute communication humaine et qui caractérisent toute réflexion pédagogique et didactique. Bouger les lignes des représentations catégorielles binaires pour des continua et des entremêlements – qu’il s’agit justement d’explorer et de clarifier par une prise de distance expérientielle – tel est le contour conceptuel que nous tentons de poser au sein du paradigme plurilingue et pluriculturel de la recherche actuelle en langues et cultures.

Dans les sections qui suivent, nous présenterons l’apport des télécollaborations interculturelles en classe de langues (du primaire, à l’université) avant, pendant et après le Covid-19, puis comment ces principes de télécollaborations interculturelles peuvent également s’inscrire dans des programmes éducatifs du primaire à l’université.

 

2.   Les technologies numériques et la télécollaboration interculturelle avant
le Covid-19

2.1. TICE et didactique des langues avant le Covid-19

L’introduction des supports technologiques dans l’enseignement-apprentissage des langues a une longue tradition et cela dès l’invention de la captation de l’image et de la voix humaine. Pour rappel, les magnétophones ont accompagné la méthode audio-orale, les laboratoires de langues ont guidé l’autonomisation des apprenants par les exercices structuraux de la langue en compréhension et expression orales. La télévision puis les vidéos, les baladeurs et les cédéroms sont venus en soutien à l’approche communicative puis depuis 1995, l’intégration et la croissance exponentielle des outils numériques et des divers canaux de communication ont enrichi l’approche actionnelle (Task-based learning avec le CECRL 2001) sur l’ensemble des compétences langagières (orales et écrites et en interaction).

La didactique des langues reste encore profondément une didactique d’une langue, puis d’une didactique de la communication axée sur une langue, même si le CECRL pose les bases de la pluralité des langues et des cultures par la notion de compétence plurilingue et pluriculturelle et de la compétence socio-culturelle de communication. La perspective instrumentale de la langue, amplifiée par des niveaux de langues et de compétences, prédomine au détriment d’une perspective holistique et complexe telle que la posent la pluralité des langues, les approches plurielles, plurilingues et pluriculturelles. Le nouveau volume complémentaire du CECRL (2019) reconnaît l’importance de cette perspective plurielle et mais les dimensions culturelle, interculturelle et de médiation restent pensées selon une visée utilitariste et instrumentale des langues et des cultures en échelles de niveaux de compétence (cf. le débat participatif en 2019)[6]. Les avancées technologiques ont par conséquent toujours été utilisées dans le domaine de la didactique des langues selon deux perspectives opposées (DERIVRY-PLARD & POTOLIA 2022).

La première concerne le champ de la didactique des langues qui s’intéresse à la diversité, à la pluralité de la communication humaine dans ses multiples répertoires langagiers, aux positions socio-culturelles des apprenants-acteurs dans la complexité de leurs trajectoires personnelles de vie, d’affect et de transitions multiples. Dans cette perspective didactique, les TICE sont relayées comme de simples outils pratiques comme le sont les dictionnaires en ligne qui permettent rapidement la consultation des mots, des significations et de la prononciation. Elles ne sont pas l’enjeu premier car ce qui compte c’est l’extrême variété des situations et contextes d’enseignement dans lesquels se construisent les rapports humains au moyen de langues de communication. Ce sont encore l’accueil des migrants au sein de l’école et des associations, la circulation des langues et leurs contacts, les mobilités des apprenants comme celles des enseignants. Les valeurs qui soutiennent cette perspective sont à visée humaniste, non instrumentale des langues et des cultures.

La deuxième perspective concerne le champ de la didactique des langues qui s’intéresse aux outils, au foisonnement de ces derniers sans cesse renouvelés, aux canaux multimodaux de la communication avec la numérisation de l’enseignement dans ses multiples composantes : FAD, dispositifs hybrides (alternance de présentiel et du en ligne) plateformes (Moodle) et outils numériques à disposition (Padlet, Kahoot, etc.). Dans cette perspective didactique, les supports numériques sont au premier plan et sont considérés comme l’enjeu majeur de l’enseignement-apprentissage des langues en termes d’efficience et d’efficacité. Les valeurs qui soutiennent cette perspective sont à visée principalement instrumentale des langues, de l’interculturel et de la communication humaine. L’intelligence artificielle et les algorithmes, la psychologie comportementale mesurant les attitudes en s’appuyant sur les clics des utilisateurs, les avancées en acquisition des langues devraient à terme proposer des programmes clés en main d’apprentissage de langues selon les profils-types d’apprenants à travers le monde.

2.2. Télécollaborations interculturelles avant Covid : des dispositifs accueillant le distanciel dans le présentiel de la classe

Dans les années 2010, l’accélération du numérique dans la communication humaine amène à une « rencontre » entre ces deux perspectives opposées de la recherche en langues et cultures avec le développement des télécollaborations interculturelles (TILA[7] et TeCoLa[8] par exemple). Il s’agit de mettre en relation des apprenants de pays différents pour travailler ensemble des tâches et améliorer leurs compétences langagières et culturelles en L2.

Pour les tenants de la perspective « humaniste », les télécollaborations interculturelles permettent des rencontres improbables entre apprenants, permettent à ceux qui ne bougent pas de se confronter à l’altérité, guident ceux qui bougent à préparer des rencontres physiques et accompagnent les mobiles comme les immobiles dans leurs apprentissages en langues et en cultures, dans leur compréhension réflexive de la communication interculturelle. Pour cela, on se sert de tâches télécollaboratives conçues pour la comparaison de styles de vie, d’opinions, de connaissances linguistiques et culturelles ou de journaux d’expérience individuels pour mieux accompagner les observations, les réflexions et la réflexivité suscitées par les tâches et l’expérience (POTOLIA & ZOUROU 2019). Les technologies ne sont utilisées que pour faciliter cet objectif premier.

Pour les tenants de la perspective technique voire techniciste, les télécollaborations interculturelles permettent l’utilisation de nombreux outils (dont les mondes virtuels avec Opensim, par exemple) et participent au développement et à l’autonomisation des apprenants : il s’agit de mesurer et de comprendre l’impact de ces outils en termes de gains linguistiques, de motivation, de baisse d’anxiété au profit d’une communication instrumentale. La mise en relation d’apprenants de langues et cultures différentes posant l’interculturalité de fait relaye cette question au second plan : elle semble aller de soi. De plus, les questions de mobilité et de pluriculturalisme semblent par la même occasion « réglées » car ce qui est primordial est l’adéquation des outils, des tâches et des dispositifs qui est le seul facteur considéré pour engendrer les apprentissages en langues et cultures. On parle alors de plus en plus de Virtual Exchanges, ce qui dilue encore un peu plus la question interculturelle de l’enseignement-apprentissage des langues ainsi que la question télécollaborative de l’agir langagier.

Pour les uns comme pour les autres, une sorte de dialogue de sourds s’instaure sur l’intérêt didactique et pédagogique des télécollaborations interculturelles (POTOLIA & DERIVRY-PLARD 2022, DERIVRY-PLARD & POTOLIA 2022). Ce contexte du champ de la didactique étant posé, il n’en reste pas moins que les télécollaborations interculturelles avant le Covid s’organisaient selon des dispositifs hybrides, d’alternance entre présentiel et plateformes pour le distanciel. Le distanciel concernait majoritairement l’accès à des documents choisis par les enseignants que les apprenants pouvaient consulter pour préparer les échanges qui, eux, étaient synchrones en ligne et dans le présentiel en classe. Cette alternance favorisait le fonctionnement asynchrone des interactions et lorsque ces dernières devenaient synchrones, avec les apprenants partenaires sous la supervision de leur enseignant, la modalité la plus usuelle était celle où l’enseignant restait lui aussi en présence avec ses élèves ou étudiants.

Il s’agissait principalement de dispositifs accueillant le distanciel dans le présentiel de la classe. Chaque étudiant ou binôme devant le poste informatique de l’établissement ou devant son propre ordinateur échangeait avec les partenaires au sein de la classe et sous la supervision de l’enseignant. Celui-ci facilitait la résolution de problèmes techniques, la traduction de termes, la médiation de la communication tout en observant les comportements des apprenants pour guider le retour juste après ces expériences en direct (cf. Figures 1 à 4).

 

 

3.  Télécollaborations interculturelles et dispositifs d’enseignement à distance pendant le Covid-19 : vers des dispositifs intégralement en ligne

 

La situation inédite de pandémie mondiale (2019-2022) a provoqué, à des moments différents de propagation du virus sur l’ensemble de la planète, un « basculement » au tout distanciel pour tous sur quelques mois communs. Cet impératif physique du passage de la salle de classe à la maison a induit de la sidération et de l’anxiété partagées par tous et a dans le même temps profondément perturbé le domaine éducatif fonctionnant sur des routines et des anticipations connues. L’impréparation institutionnelle par rapport à cette crise mondiale a été très rapidement qualifiée de basculement éducatif et pédagogique alors que pour les administratifs scolaires, les enseignants, les apprenants et les familles il s’agissait d’un « sauve qui peut » généralisé où chacun a fait avec ses propres habitudes, ses ressources et ses connaissances pour organiser ses propres circonstances.

Cependant, les enseignants qui travaillaient déjà en formation à distance (FAD), ou dans des dispositifs de télécollaborations interculturelles ne devaient-ils pas être mieux préparés pour ce basculement intégral ?

3.1. Les télécollaborations interculturelles : passage de dispositifs accueillant le distanciel dans le présentiel de la classe au tout en ligne

Travaillant dans une école primaire d’Aquitaine avec une école primaire de Taïwan, les enseignantes assuraient les échanges synchrones grâce à Classilio[9] : les élèves étaient devant leur poste en classe et pouvaient utiliser la fonction tableau blanc (Figure 5) pour écrire en direct sur cet espace en attendant que tous soient bien connectés pour faire les répartitions en groupes.

Les élèves avaient donc l’habitude de l’outil mais pour qu’ils puissent l’utiliser de chez eux, il a fallu vérifier le matériel à disposition dans les familles et quelques élèves n’ont pas pu continuer, faute de matériel à disposition dans les familles ou du fait de zone blanche. Il a fallu mobiliser les parents avec lesquels cela était techniquement possible pour accompagner leur enfant dans ces échanges, les former donc en ligne aux fonctionnalités de Classilio, les parents et les enfants s’aidant mutuellement. Les groupes d’élèves ont dû être recomposés aussi bien en France qu’à Taïwan et le déroulé de cette télécollaboration en a été profondément ralenti. Dans le même temps, les enseignantes rôdées à ces outils ont été fortement sollicitées pour des mini-sessions ad hoc pour les collègues et ont dû faire face à la multiplication des tutoriels et des formations en ligne dédiés aux nouveaux outils disponibles.

Puis pour des raisons pécuniaires de contrats, Classilio a été brutalement remplacé par Zoom, une autre interface, avec d’autres fonctionnalités notamment pour l’organisation des documents, et les répartitions en groupe. Ce nouveau basculement technologique n’a pas permis de conserver les enregistrements des groupes d’élèves sur Classilio : tout repartait de zéro (Figure 6).

La désorganisation constante des groupes entre phases de confinements strictes et mesures sanitaires en classe selon des calendriers différents (Bordeaux est à la maison quand Taïwan retourne à l’école et inversement) accentue les retards dans le déroulé des télécollaborations et la fatigue des enseignants, des élèves et de leurs parents dans le maintien d’activités synchrones que les jeunes élèves esseulés attendent avec une impatience extrême tant en France qu’à Taïwan.

Dans cet environnement pédagogique inédit qui engendre une multiplication des tâches pour les enseignants investis dans la télécollaboration interculturelle, ces moments de communication synchrone deviennent aussi des espaces où l’anxiété des élèves et de leurs parents dans le primaire, des étudiants à l’université (Figure 7) à la recherche d’outils et de possibilités techniques de chez eux s’exprime sans filtre que celui des écrans. À la fatigue organisationnelle des enseignants s’ajoute la fatigue affective et émotionnelle d’enregistrer, de gérer les angoisses des apprenants quels qu’ils soient. À cela s’ajoutent également les angoisses des collègues, entre ceux qui s’épuisent dans l’appropriation de nouveaux outils et ceux qui sont dans la sidération ou dans le déni et attendent que tout redevienne comme avant.

 

3.2. Du tout en ligne à une déperdition marquée des étudiants lors de la pandémie

La situation dans les formations à l’université qui étaient déjà dispensées entièrement à distance est sensiblement différente.

Responsable d’une Licence 3 de Sciences de l’éducation à distance à l’université Paris 8, à l’annonce du premier confinement, au printemps 2020, il nous a semblé que notre formation ne serait pas véritablement impactée par cette situation d’urgence. Or si cette L3 était mise en place depuis longtemps et que nous étions déjà au 2nd semestre 2019/20, le chaos généré par la mise à distance du présentiel dans toutes les sphères de la vie sociale (à l’université, à l’école, au travail…) a fait que le taux d’abandon risquait d’exploser si nous n’avions pas mis en place des mesures anticipant ces échecs.

Plus précisément, les étudiants inscrits à cette L3 étant insérés professionnellement et ayant en moyenne 30-35 ans, se sont retrouvés du jour au lendemain à travailler à distance tout en gardant leurs enfants de bas âge ou en suivant la scolarité de leurs enfants à distance pendant que les établissements scolaires essayaient de trouver des solutions d’urgence pour que les élèves puissent poursuivre et valider leur année scolaire. D’autres étudiants, professionnels dans le social, ont poursuivi leur travail pour venir en aide aux personnes les plus démunies, les plus isolées ou pour intervenir dans des situations de violences familiales en recrudescence. Désemparés, choqués, épuisés, moralement déstabilisés par leur quotidien déréglé ou exacerbé par le désespoir socio-économique environnant, certains ayant même contracté le Covid, les étudiants de cette promotion ont commencé petit à petit à faire passer leurs études au second plan.

D’un autre côté, les enseignants dispensant leurs cours au sein de cette L3, ayant par ailleurs dans leur service des cours en présentiel, se sont retrouvés soudainement chargés de la mise en ligne de leurs cours et du suivi de leurs étudiants qu’ils côtoyaient avant la date fatidique du 17 mars 2020 dans les salles de cours et les amphithéâtres de l’université. Ceci a fait qu’ils ont déserté les espaces de forums de la plateforme Moodle à distance. Les étudiants, déjà accablés par les situations exposées ci-dessus, ont bien ressenti cette absence à un moment crucial de leur existence (et non seulement estudiantine) où ils avaient plus que jamais besoin d’une présence à distance (JÉZÉGOU 2010) ne fût-ce que pour maintenir un contact de solidarité humaine ou académique.

Il a fallu être particulièrement attentif à la situation de chacun, rester parfois longtemps au téléphone ou sur messagerie électronique pour que les étudiants soient le moins possible lésés de cette situation : petit à petit les groupes sur les réseaux sociaux (WhatsApp, Discord, Facebook…) d’entraide ont pris le relais ; les tuteurs du dispositif ont dû se rendre aussi davantage disponibles pour échanger de vive voix avec les étudiants (ce qui n’est pas normalement le cas dans la FOAD) ; en concertation avec les enseignants, des aménagements (attendus, dates de remise des dossiers…) ont été également mis en place…

 

Dans le témoignage présenté ici, nous constatons que ce n’était pas le manque d’organisation préalable structurelle et structurante qui a causé, contrairement aux contextes du tout présentiel, le « désordre ». Mais, il faut parfois accepter le désordre pour reconsidérer l’ordre établi depuis longtemps. Sans une démarche volontaire de communication plus directe avec les étudiants pour les encourager à poursuivre, la formation de notre exemple aurait très certainement explosée sous la pression de la rupture d’un mode de fonctionnement rôdé et testé depuis de nombreuses années.

Le tout distanciel engendré par le Covid-19 ne permet pas au vu de ces deux expériences d’enseignement expert en FAD et en télécollaborations interculturelles, un « basculement » aussi immédiat, rapide et efficace que pouvaient le laisser penser les modalités mêmes du distanciel utilisés par ces dispositifs.

Il est par conséquent important que les institutions éducatives se dotent de plans « risques » avec un déploiement en « crise sanitaire », « crise climatique », « crise numérique », etc.

 

4.  La télécollaboration interculturelle après le Covid-19

 

Les dispositifs avant le Covid s’organisaient selon l’hybridité comprise principalement comme l’alternance du présentiel et de la distance asynchrone ou comme des dispositifs accueillant le distanciel dans la classe de langues pour des échanges synchrones. Le tout distanciel ou la FAD ne concernait pas vraiment les télécollaborations interculturelles. Le Covid-19 a impliqué ce passage des télécollaborations interculturelles en dispositifs tout en ligne.

Il résulte de ces expériences, que le distanciel devienne une dimension incontournable de l’enseignement-apprentissage des langues et que les dispositifs de télécollaborations interculturelles s’élargissent : de modalités hybrides (alternance du présentiel et de la distance) pour des échanges principalement asynchrones, à des modalités de présentiel hybride où le distanciel est accueilli en classe pour les échanges synchrones, à des modalités hybrides pour des échanges asynchrones et synchrones, au tout distanciel.

À cette palette de dispositifs et de modalités, il faut affirmer l’importance des télécollaborations interculturelles dans le curriculum des langues. En effet, dès qu’il n’est plus possible de voyager (situation lors du Covid) et s’il n’y a plus de connexions numériques (situation de blackout possible), le cercle communicatif de tout locuteur-acteur-apprenant se réduit considérablement à son propre territoire ou espace.

À l’ère du numérique et sans oblitérer un blackout numérique, les télécollaborations interculturelles sont un moyen de développer la communication, l’échange, la découverte de l’autre que l’on n’aurait eu aucune chance de rencontrer (POTOLIA & ZOUROU 2019). Elles engagent à réfléchir à l’altérité selon une modalité pédagogique construite d’accompagnement et de médiation à la construction de savoirs signifiants pour les apprenants en relation les uns avec les autres (apprendre sur quelque chose et avec les autres) (SALOMÃO et al. 2022 ; FAN et al. 2022 ; DERIVRY-PLARD et al. 2022, CASTRO PRIETO et al. 2022). Les télécollaborations interculturelles ne se substituent pas aux collaborations interculturelles que sont les séjours d’études à l’étranger mais elles pallient le manque de financement égalitaire des séjours pour tous et peuvent préparer et amplifier ces séjours par des travaux avec les partenaires en ligne avant et après le séjour. Les articulations pédagogiques s’avèrent nécessaires et complémentaires pour l’élaboration d’un curriculum des langues à l’ère numérique et des voyages low cost permettant de convier tous les apprenants, dès que l’école devient équipée pour tous, à une première rencontre et réflexion avec l’altérité linguistique et culturelle.

Les télécollaborations interculturelles ont leur validité avant, pendant et après le Covid car elles s’inscrivent dans l’ère numérique de la communication et peuvent se concevoir selon toute une palette de dispositifs et de canaux multimodaux (chat, visio, enregistrements, vidéos, Moodle, Drive, courriels…). Elles nécessitent également comme tout autre enseignement de s’inscrire dans un protocole pédagogique en relation avec les enseignants de l’établissement mais aussi avec les enseignants des universités partenaires pour anticiper, s’il y a lieu le « basculement » tout en ligne des télécollaborations interculturelles. Dès lors, ce type d’organisation-anticipation entre enseignants d’universités partenaires engendre des accords, des conventions qui institutionnalisent ces programmes et qui inscrivent dès lors les prémisses d’un interculturel structurant entre institutions ou établissements scolaires.

Un curriculum des langues qui n’intègre pas les télécollaborations interculturelles comme partie constitutive des enseignements se limite à un curriculum pré-numérique d’objectifs limités à la langue (phonétique, vocabulaire et grammaire) et non pas à sa pratique communicative et interculturelle. Les pratiques de télécollaborations interculturelles non seulement développent des savoir-faire en communication interculturelle mais engendrent, par leur insertion dans les programmes de langues, de l’interculturel structurant au niveau des établissements car entre établissements.

Enfin, ces pratiques contribuent au renouvellement de l’enseignement des langues à l’ère numérique et répondent dans leur domaine aux enjeux démocratiques d’un monde planétaire devant faire face à l’urgence climatique.

 

Conclusion

 

Les télécollaborations interculturelles favorisent la communication à l’ère numérique en permettant, dès que toutes les écoles et établissements sont équipés, de proposer une pratique des langues, de la communication interculturelle en direct, en soutien aux cours classiques sur la langue, et surtout d’offrir une ouverture à l’altérité et à la réflexivité sur les dimensions culturelles et interculturelles des langues et des cultures, dimensions jusqu’alors minorées dans le curriculum des langues. La situation sanitaire inédite du Covid a montré l’intérêt de telles pédagogies qui ont permis de garder du lien social intra et interculturel entre élèves et étudiants d’un même établissement et le lien avec les élèves et étudiants d’autres pays et d’autres langues en période d’isolement et de confinement. Leur développement et leurs différentes articulations avec les cours classiques de langues et les multiples modalités plurilingues et pluriculturelles en font des dispositifs interculturels structurant entre établissements, entre enseignants et apprenants de langues et contextes culturels autres. Ils développent également des communautés de pratique au-delà des curricula nationaux (CASTRO PRIETO et al., 2022 ; DERIVRY-PLARD et al., 2022) et des citoyennetés nationales (DERIVRY-PLARD, 2020).

 

Bibliographie

 

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BLOMMAERT, Jan, Durkheim and the Internet, Bloomsbury, London, 2018.

COSTE, Daniel, MOORE, Danièle, ZARATE, Geneviève, Compétence plurilingue et pluriculturelle, Strasbourg, Division des Politiques linguistiques, 2009 [1997].

CASTRO PRIETO, Paloma, SALOMÃO, Ana Cristina, DERIVRY-PLARD, Martine, FAN, Sa-Hui, « Communities of Practice Through Intercultural Telecollaboration », in GARCIA-SANCHEZ, Soraya, CLOUET, Richard. (éds.), Collaborative Ubiquitous Learning and Multimodal Communication in English Language Courses: A Systematic Review, IGI Global, Hershley-Pennsylvania, 2022, p. 20-44. DOI : 10.4018/978-1-7998-8852-9.

DEBRAY, Régis, Cours de médiologie générale, Gallimard, Paris, 2001 [1991].

DERIVRY-PLARD, Martine, Les enseignants de langues dans la mondialisation, Editions des Archives Contemporaines, Paris, 2015.

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DERIVRY-PLARD, Martine, CASTRO-PRIETO, Paloma, SALOMÃO, Ana Cristina, FAN, Sa-Hui, « Developing teachers’competencies through intercultural telecollaboration », in WANG, Amber (éd.), Competency-Based Teacher Education for English as a Foreign Language, Theory, Research, and Practice, Routledge, Milton Park, 2022, p. 112-124.

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[1] https://transitlingua.org/

[2] Métaphoriquement, au sens de long voyage plein de péripéties ou littéralement par référence à l’intitulé du colloque organisé par Transit-Lingua.

[3] Nous utilisons un « masculin » générique lorsque nous nous situons à la notion non genrée même si nous adhérons au principe de la langue inclusive.

[4] Le français en (première) ligne), recherche-action débuté en 2002 : http://icar.cnrs.fr/F1L/

[5] UNICollabotation, mise en place en 2016, est une organisation transdisciplinaire pour le développement de la télécollaboration et des échanges virtuels dans l’enseignement supérieur : https://www.unicollaboration.org/

[6] https://acedle.org/debats-autour-des-langues/

[7] TILA (2013-2015) : http://www.tilaproject.eu/

[8] TeCoLa (2016-2019) : https://sites.google.com/site/tecolaproject/

[9] Solution de classe virtuelle adoptée, dans un premier temps, par l’Éducation nationale en France lors du confinement du printemps 2020.


Per citare questo articolo:

Martine DERIVRY-PLARD, Anthippi POTOLIA, « Télécollaborations interculturelles. Favoriser la communication à l’ère numérique », Repères DoRiF, n. 27 – 2021 l’Odyssée des langues. La distance dans la dynamique des plurilinguismes, DoRiF Università, Roma, luglio 2023, https://www.dorif.it/reperes/martine-derivry-plard-anthippi-potolia-telecollaborations-interculturelles-favoriser-la-communication-a-lere-numerique/

ISSN 2281-3020

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