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Micaela ROSSI

 

Le pouvoir modélisateur de la langue : néologies métaphoriques dans les discours autour du changement climatique

 

 

Micaela Rossi
Università di Genova
micaela.rossi@unige.it


Abstract
The aim of our contribution is to take a closer look at a particular phenomenon of neological creation that has been evident in recent decades, namely the formation of complex terms in French with a metaphorical basis around the concept of climate change. By analysing a corpus of press articles, compiled using the Sketch Engine platform, we will be able to extract quantitative and qualitative data on the presence of phrases such as, catastrophe climatique, tsunami climatique, lutte climatique, bataille climatique etc. in public discourse on climate change. These phrases reflect underlying conceptual metaphors that are likely to shape public opinion according to a specific framing: war, apocalypse, tragedy, etc., each of which has an impact on people’s perceptions, attitudes, and behaviour.
This phenomenon of neological formation clearly shows the extent to which language can have a modelling power in the public vision of social and cultural phenomena: the fixation of metaphorical conceptual interactions in a constraining mould such as the form of the complex term N+Adj makes it possible to release their modelling potential to the maximum.

 

Résumé
Notre contribution se propose d’approfondir un phénomène particulier de création néologique évident au cours des dernières décennies, à savoir la formation de termes complexes à base métaphorique autour de la thématique du changement climatique. L’analyse d’un corpus de presse, constitué grâce à la plateforme Sketch Engine, nous permettra d’extraire des données quantitatives et qualitatives concernant la présence de syntagmes tels que catastrophe climatique, tsunami climatique, lutte climatique, bataille climatique… dans les discours publics autour du changement climatique.
Ces expressions témoignent de métaphores conceptuelles sous-jacentes, susceptibles d’orienter l’opinion publique selon un cadrage précis : la guerre, l’apocalypse, le drame… chacun ayant ses retombées dans la perception des citoyens, ainsi que dans leurs attitudes et comportements. On voit bien dans ce phénomène de formation néologique à quel point la langue peut avoir un pouvoir de modélisation dans la vision publique de phénomènes sociaux et culturels : le figement des interactions conceptuelles métaphoriques dans un moule contraignant comme la forme du terme complexe N+Adj permet de dégager au maximum leur potentiel modélisateur.


 

1. Introduction : cadre théorique et problématique

1.1. Climatique : un adjectif en mouvement

Le discours autour du climat est sans aucun doute l’un des sujets au centre des études linguistiques récentes : les aspects lexicaux néologiques (BALNAT et al. 2022), ainsi que les dynamiques discursives (BONNET et al. 2019 ou RAKOTONOELINA et al. 2020), ont fait l’objet de nombreuses publications dans le panorama de la linguistique francophone[1]. Le discours autour des changements climatiques, en particulier, par ses retombées économiques, politiques et sociales, a sensiblement contribué à décloisonner les productions langagières liées à cette thématique, vulgarisant des notions en usage dans des domaines socio-professionnels précis (de la géographie à la météorologie…) et constituant de nouveaux discours, où l’hétérogénéité des locuteurs a souvent détourné, banalisé, modifié l’étendue conceptuelle des termes (voir REBOUL-TOURÉ 2020, pour une approche dans le courant de la sémantique discursive, ou ROUSSEL 2022, D’AOUST 2009 pour un exemple… singulier). En particulier, l’adjectif climatique a connu un phénomène de diffusion massive ; une simple recherche dans les données disponibles par N-gram viewer témoigne de cette vitalité[2] :

Figure 1 – Fréquences de climatique dans Google N-gram viewer.

Au fil du temps, parallèlement à sa diffusion croissante, l’adjectif climatique subi une évolution sémantique importante : le clivage discursif entre les occurrences enregistrées dans la base de données UNTERM[3], qui témoignent d’un usage de l’adjectif à l’intérieur de termes complexes dans les domaines de la météorologie (iosplète climatique, saison climatique, carte climatique…), où le terme de base climat est employé comme concept spécialisé de la météorologie[4], et les usages de cet adjectif auprès du grand public, où la médiatisation de l’adjectif climatique fait référence à un concept plus vaste, de portée sociale et environnementale, est un clivage évident :

[…] ces dernières années, la question du climat a été intégrée dans d’autres préoccupations environnementales […]. La climatisation du monde constatée par Stefan Aykut (2020) est devenue écologisation des pratiques, mais aussi interrogation sur les modes d’habiter la planète. (D’AOUT 2009, en ligne)

Cette évolution de l’adjectif climatique, que l’on retrouve dans des expressions emblématiques tels que justice climatique ou migrant climatique, se traduit sous forme d’une plus grande souplesse sémantique, et cet adjectif se prête au fil du temps à des collocations de plus en plus nombreuses et variées[5], parmi lesquelles bon nombre de collocations sous forme de syntagmes lexicalisés à base métaphorique. C’est justement sur ces termes que nous concentrerons notre analyse dans les pages suivantes.

1.2. Néologismes métaphoriques et cadrages discursifs

La formation de syntagmes lexicalisés à base métaphorique[6] contenant l’adjectif climatique, particulièrement intense au cours des dernières années, permet de vérifier avec plus d’évidence l’évolution du terme climatique et les collocations qui l’intéressent dans les pratiques discursives. En premier lieu, en raison de la pression conceptuelle exercée dans les deux concepts convoqués dans l’interaction métaphorique, qui contribue à remodeler aussi bien le thème que le phore (sur ce point, nous renvoyons aux travaux de Michele Prandi et à notre analyse sur les termes scientifiques dans ROSSI 2019), et qui participe donc à l’évolution progressive du sémantisme de l’adjectif climatique. La forme de ces syntagmes (N+adj. relationnel) concourt à rendre la structure syntaxique particulièrement contraignante, augmentant la force de l’interaction conceptuelle (sur ce point, voir l’étude récente de MALDUSSI 2022).

Sur cette base, il s’avère particulièrement intéressant d’analyser les substantifs qui entrent en collocation avec l’adjectif climatique dans les cas où la formation du syntagme lexicalisé sous-tend une expression métaphorique ; dans ce cas de figure, l’adjectif climatique représente le thème, et le substantif le phore de l’interaction. Pour utiliser la terminologie propre des analyses s’insérant dans le courant de la théorie de la métaphore conceptuelle (CMT[7]), climatique fait référence au domaine source, et le substantif au domaine cible. Ce dernier, par sa pression conceptuelle, peut contribuer à créer une nouvelle vision du domaine source, par la mise en relief de certains traits sémantiques et l’exclusion d’autres traits[8] ; cette fonction de cadrage (framing selon ENTMAN 1993) est une fonction puissante au niveau de formation de l’opinion des destinataires d’un message (THIBODEAU 2017), comme nous le verrons dans les pages suivantes :

Framing essentially involves selection and salience. To frame is to select some aspects of a perceived reality and make them more salient in a communicating text, in such a way as to promote a particular problem definition, causal interpretation, moral evaluation, and/or treatment recommendation for the item described. (ENTMAN 1993 : 53)[9]

Notre intérêt se concentrera donc sur l’analyse des cadrages discursifs projetés par les substantifs qui entrent en collocation avec l’adjectif climatique dans diverses typologies discursives : nous tenterons de mettre en évidence quelle est la perception des enjeux liés au concept de climat dans des corpus de communication institutionnelle (monolingue et plurilingue), ainsi que dans des corpus de communication médiatique. Pour cette analyse de corpus, nous utiliserons la plateforme Sketch Engine (https://auth.sketchengine.eu), qui permet d’effectuer des analyses sur des corpus préexistants, ou constitués ad hoc, et dont les fonctions de word sketch et concordance nous permettront d’extraire les cotextes et les collocations de l’adjectif climatique dans des corpus différant par typologie discursive et provenance.

2. Description du corpus analysé

La plateforme Sketch Engine offre la possibilité de consulter des corpus préconstitués, de genres textuels et discursifs variés (des corpus généralistes aux corpus spécialisés, parallèles et comparables, en perspective synchronique ou diachronique, corpus écrits et oraux…). Pour chaque corpus, une description et des renvois bibliographiques aident à la consultation. Les fonctions offertes par la plateforme prévoient l’extraction des concordances, mais également du profil combinatoire d’un mot (word sketch), la formation d’un thésaurus ou d’une terminologie (Keywords).

Parmi les corpus offerts par Sketch Engine, nous avons décidé d’effectuer notre analyse dans cinq corpus, trois représentant un discours institutionnel, deux une typologie de discours plus généraliste et médiatique[10] :

2.1. Europarl

Le corpus Europarl est un corpus parallèle créé à partir des actes du Parlement européen dans les langues officielles de l’UE. Il comprend 21 langues européennes : langues romanes (français, italien, espagnol, portugais, roumain), langues germaniques (anglais, néerlandais, allemand, danois, suédois), langues slaves (bulgare, tchèque, polonais, slovaque, slovène), langues finno-ougriennes (finnois, hongrois, estonien), langues baltes (letton, lituanien) et grec. Le corpus a été élargi à plusieurs reprises pour atteindre une taille finale d’environ 60 millions de mots par langue. Les textes datent de la période avril 1996 – novembre 2011 (en fonction de la paire de langues) et correspondent à la version 7 du corpus Europarl.

2.2. Parlamint

Le corpus ParlaMint est une collection de 17 corpus comparables multilingues constitués de débats parlementaires. Les corpus ParlaMint comprennent des débats de 17 parlements nationaux : Parlement bulgare, Parlement belge (langues française et néerlandaise), Parlement britannique (langue anglaise), Parlement tchèque, Parlement croate, Parlement danois, Parlement néerlandais, Parlement français, Parlement hongrois, Parlement islandais, Parlement italien, Parlement letton, Parlement lituanien, Parlement polonais, Parlement slovène et Parlement espagnol. La majorité des débats parlementaires se déroulent entre 2015 et le milieu de l’année 2020. Nous avons sélectionné pour cette étude le corpus concernant le Parlement français.

2.3. DGT Translation Memory

DGT-Translation Memory est une base de données de phrases alignées provenant des documents législatifs de l’Union européenne (Acquis Communautaire) dans 24 langues de l’UE. Sketch Engine propose cette base de données sous forme de corpus parallèles dans lesquels il est possible d’effectuer des recherches.

2.4. JSI Timestamped 2014-2021

Timestamped Corpus est un corpus composé d’articles d’actualité obtenus à partir de leurs flux RSS. Le corpus est constitué d’articles d’actualité provenant des flux RSS créés par l’Institut Jozef Stefan, en Slovénie. Le corpus JSI Timestamped est un flux agrégé propre, continu et en temps réel d’articles d’actualité sémantiquement enrichis provenant de sites RSS du monde entier. Le corpus est mis à jour quotidiennement avec de nouveaux textes et s’enrichit d’environ 800 millions de mots chaque mois.

2.5. French Web Corpus (frTenTen)

Le French Web Corpus (frTenTen) est un corpus français constitué de textes collectés sur Internet. Ce corpus appartient à la famille des corpus TenTen qui est un ensemble de corpus web construits selon la même méthode avec une taille cible de plus de 10 milliards de mots. Sketch Engine permet actuellement d’accéder aux corpus TenTen dans plus de 40 langues. Le corpus Web français contient de nombreuses variétés de la langue française – le français européen, canadien et africain.

La version du corpus frTenTen que nous avons utilisée comprend 20,9 milliards de mots. Les textes ont été téléchargés entre 2019 et 2021[11].

On remarquera que, exception faite pour Europarl, la période comprise par les autres corpus est grosso modo comparable, ce qui nous permettra d’apprécier les différents cadrages conceptuels appliqués à l’adjectif dans un même espace temporel.

3. Résultats de l’analyse et discussion

3.1. Analyse du profil combinatoire de l’adjectif climatique dans les corpus

Une première étape de notre analyse concerne le profil combinatoire de l’adjectif climatique dans les corpus sélectionnés : l’analyse de ce profil, effectuée par la fonction Word Sketch, permet de vérifier les collocations les plus fréquentes, ainsi que de formuler des réflexions préliminaires sur les cadrages qui émergent des données quantitatives[12] :

Figure 2 – Word Sketch de l’adjectif climatique dans Europarl.

Le corpus Europarl présente des fréquences qui confirment un cadrage plutôt neutral (et neutralisant) : les termes changement et réchauffement renvoient à des termes complexes désormais bien attestés dans l’usage, et les termes condition, politique, paquet, phénomène et objectif ne relèvent pas d’une « prosodie sémantique » (SINCLAIR 1991)[13] particulière du corpus. Seuls protection, catastrophe et crise suggèrent un cadrage de risque et d’urgence, avec toutefois des fréquences plutôt limitées.

Figure 3 – Word Sketch de l’adjectif climatique dans Parlamint 21.

Le corpus Parlamint (plus récent) manifeste quelques petites différences : si changement et réchauffement restent les collocations les plus fréquentes, on voit aussi l’émergence de termes comme dérèglement, urgence, aléa, défi qui témoigne d’une sensibilité accrue, ainsi que d’un cadrage qui valorise l’urgence d’agir pour protéger la planète.

Figure 4 – Word Sketch de l’adjectif climatique dans DGT.

Dans ce corpus, on peut apprécier la variation de genre textuel : si Parlamint 21 et Europarl sont des corpus de débats, où les aspects rhétoriques ont sans aucun doute un poids fondamental, et que les outils de cadrage discursif peuvent être fondamentaux pour orienter l’opinion, le corpus DGT est un corpus essentiellement composé de textes normatifs à valeur législative, ce qui explique l’absence de syntagmes porteurs d’un cadrage défini comme contextes privilégiés de l’adjectif climatique (exception faite pour problème et accident qui se présentent néanmoins comme des cas de figure d’événements réels, plus ou moins négatifs, liés aux conditions environnementales, sur lesquels la loi est appelée à statuer).

Figure 5 – Word Sketch de l’adjectif climatique dans JSI.

Le corpus JSI revient sur la même position que nous avons décrite pour Parlamint : si changement et réchauffement obtiennent les fréquences les plus élevées, on voit en troisième position dérèglement, puis urgence et crise avec des valeurs de fréquence relative remarquables.

Figure 6 – Word Sketch de l’adjectif climatique dans FrTenTen.

Enfin, le corpus FrTenTen est peut-être celui où l’on voit apparaître avec une plus grande intensité le cadrage du danger : les termes dérèglement, urgence, catastrophe, crise et en moindre mesure extrême contribuent à offrir une image de risque, de catastrophe imminente.

3.2. Métaphores de la guerre dans les corpus

Parmi les termes extraits par la fonction Word Sketch, nous avons procédé, dans une deuxième étape, à l’identification des métaphores conceptuelles les plus fréquemment utilisées en relation à l’adjectif climatique. Notre attention a été attirée par la métaphore guerrière, qui est par ailleurs l’une des métaphores les plus utilisées dans les domaines les plus divers, dans un grand nombre de langues (Lakoff et Johnson l’utilisent justement comme métaphore emblématique de leur théorie dans l’exemple célèbre ARGUMENT IS WAR, mais on la retrouve couramment à l’œuvre dans les contextes les plus variés, comme l’attestent les expressions lutte contre X ou lutte pour X, voir ROSSI, 2023). Métaphore controversée (les études de Susan SONTAG dans les années 1970 sur le rapport entre métaphore de la guerre et maladie sont un exemple paradigmatique de l’ambiguïté que ce cadrage peut comporter – voir SONTAG 1978), la métaphore de la guerre est omniprésente, et on a assisté à son usage massif pendant les années de la pandémie de COVID19 (SEMINO 2021 pour une analyse convaincante du pouvoir modélisateur de la métaphore – et de ses dérives – dans les discours publics).

Le cadrage de la guerre contribue à dessiner un cadre de risque, de menace, de danger, ainsi qu’à susciter un mouvement de défense d’urgence ; ce cadrage est aussi bien souvent utilisé dans des contextes de débat public, ayant normalement comme effet celui de polariser l’opinion publique autour d’un thème, une décision, un événement.

Dans ce cas, l’analyse a révélé la présence d’un certain nombre de termes corrélés à la métaphore guerrière dans les profils combinatoires de l’adjectif climatique à l’intérieur de nos corpus ; plus précisément, nous avons soumis à analyse les termes suivants : agression, bataille, catastrophe, chaos, choc, combat, désastre, lutte, menace, péril, résilience, risque, sécurité, stratégie, veto :

Tableau 1 – Distribution de la métaphore de la guerre dans les corpus.

 Figure 7 – Distribution de la métaphore de la guerre dans les corpus.

L’analyse de la métaphore guerrière confirme les variations déjà remarquées dans notre analyse préliminaire : les corpus institutionnels tendent à éviter tout cadrage excessif ou particulièrement marqué par un domaine cible polarisant comme celui de la guerre. Les termes les plus marqués comme bataille, lutte, combat sont absents du corpus Europarl (qui est aussi plus ancien que les autres), ainsi que du corpus DGT à vocation résolument normative et juridique. Le corpus Parlamint, par sa nature argumentative, présente un résultat intéressant pour ce qui est du syntagme bataille climatique, et nous mentionnerons également la fréquence de termes comme catastrophe ou résilience, suggérant un cadrage de danger et une incitation à l’action. Toutefois, c’est dans les corpus grand public et médiatique que ce cadrage augmente et devient une présence importante : dans FrTenTen, les termes agression, choc, catastrophe, menace, péril, résilience et risque suggèrent de façon plus urgente la nécessité de lutter pour protéger la planète menacée. Dans le corpus JSI, où la métaphore de la guerre est le plus présente, tous les termes de notre paradigme ou presque sont présents (sauf agression, bataille, chaos et sécurité). Aussi bien dans FrTenTen que dans JSI, les fréquences relatives de ces termes sont remarquables : on en déduit que le grand public est globalement exposé à une vision polarisante sur les thématiques environnementales, vision qui est bien souvent véhiculée par des outils linguistiques et cognitifs qui ne sont pas toujours explicités.

3.3. Une métaphore créative : « apocalypse climatique »

Si les métaphores analysées dans les paragraphes précédents sont pour la plupart des métaphores conventionnelles[15], les corpus généralistes et médiatiques offrent également un bon nombre de métaphores créatives, qui ont bien souvent la fonction d’emphatiser ultérieurement un cadrage donné. Parmi les exemples présents dans nos corpus, un exemple emblématique de cette tendance à la spectacularisation est représenté par l’expression apocalypse climatique, qui ressort dans deux de nos corpus[16] : FrTenTen, avec 146 occurrences, et JSI, avec 150 occurrences.

La métaphore créative d’apocalypse climatique est une métaphore qui s’avère très productive au niveau discursif : elle génère dans les deux corpus un « essaim métaphorique » (PRANDI 2012) riche, qui contribue à construire un nouveau cadrage (toujours un cadrage fortement polarisant), celui de la religion, ou mieux, du dogme, comme l’attestent les contextes suivants :

Figure 8 – Contextes pour apocalypse climatique dans FrTenTen20.

On remarque dans le corpus FrTenTen les termes prophétie, prophète, apôtres, thuriféraires :

 

Figure 9 – Contextes pour apocalypse climatique dans JSI.

De même, le corpus JSI enregistre les prédicateurs, prophètes, la prêtresse (Greta Thunberg) de l’apocalypse climatique :

On voit bien dans ces exemples que la même métaphore peut être utilisée pour produire des cadrages divergents, voire antithétiques : si la présence du cadrage de la religion dans la métaphore apocalypse climatique pourrait avoir une valeur d’intensification maximale, avec l’objectif de sensibiliser le grand public par rapport aux risques du changement climatique, ses manifestations corrélées visent normalement à la discréditation de ce point de vue par l’argument selon lequel les croyances religieuses ne seraient pas dignes de crédibilité au niveau scientifique, ou bien que la défense de la planète serait l’apanage de groupes d’extrémistes aveuglés par un dogme. Dans ces contextes, la métaphore révèle tout son pouvoir comme outil de l’argumentation (sur ce point, voir le volume dirigé par BONHOMME et al. 2017).

4. Conclusions

À la fin de notre analyse, quelques considérations conclusives s’imposent :

  1. Les expressions métaphoriques N+adj semblent être un bon terrain d’analyse pour explorer les rapports de force à l’œuvre dans les termes complexes d’origine métaphorique, les dynamiques de pression entre domaine source et domaine cible, les évolutions des termes dans une perspective de sémantique discursive ;
  2. Une recherche dans des corpus différant par genre discursif et communautés d’usage révèle des cadrages divers autour d’un même phénomène : le langage institutionnel tend à maintenir un positionnement plus neutre, alors que les corpus généralistes manifestent une spectacularisation des événements qui peut produire des effets de polarisation dans l’opinion publique. Une réflexion sur cette segmentation et sur ses retombées sociales semble une piste de recherche intéressante pour l’analyse des discours outillée ;
  3. L’étude des métaphores grâce aux outils de la linguistique de corpus peut contribuer à isoler des métaphores conceptuelles dominantes, à analyser leur impact sur le grand public, à révéler éventuellement leurs effets positifs ou négatifs dans le processus d’information des citoyens, et à suggérer des conceptualisations alternatives – les études menées sur les métaphores de la pandémie et le beau projet #reframecovid (OLZA et al. 2021) sont un exemple efficace de cette piste de recherche.

Ces considérations pourront être utilement renforcées par d’autres études sur les évolutions sémantiques d’adjectifs qui se réfèrent à des phénomènes sociaux ou économiques majeurs[17] ; pour l’instant, nous espérons avoir apporté des éléments préliminaires utiles à la réflexion.

 

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[1] Dans le domaine anglophone, voir la dérivation intéressante du courant de l’ecostylistics, VIRDIS 2022.

[2] Les pics de fréquence en 1990 et 2010 peuvent être corrélés avec la parution des premiers rapports du GIEC et avec les premières conférences COP. Pour la constitution du corpus N-gram viewer, voir https://books.google.com/ngrams/info (consulté le 31/03/2024).

[3] https://unterm.un.org (consulté le 07/06/2023).

[4] Ensemble de circonstances atmosphériques et météorologiques (humidité, pressions, températures…) propres à une région – selon le dictionnaire Robert 2022.

[5] Il suffit de parcourir rapidement les titres des ouvrages enregistrés dans Google Books au cours de la période 2014-2019 pour trouver des exemples intéressants, où le sémantisme de climatique apparaît désormais très loin de son sens météorologique : horloge climatique, casino climatique, déni climatique, imposture climatique. On peut tracer à ce propos un continuum entre les termes complexes (iosplète climatique, carte climatique), renvoyant à des concepts précis dans une situation de discours spécialisé, et les syntagmes tels que horloge climatique, casino climatique, assimilables au concept de formule énoncé par Krieg-Planque (2009).

[6] Qui constituent souvent des termes à part entière.

[7] Nous renvoyons aux Métaphores dans la vie quotidienne, ouvrage fondamental de Lakoff et Johnson (1980); pour une application de cette théorie aux analyses discursives, entre autres, voir SEMINO 2008.

[8] Les travaux sur cet aspect sont désormais nombreux ; nous renvoyons aux articles de Deignan et Semino dans la bibliographie finale pour un aperçu exhaustif, ainsi qu’à SEMINO 2008 comme ouvrage de référence. Dans le domaine francophone, pour un exemple de référence, voir l’étude de JAMES et al. 2020.

[9] Le cadrage implique essentiellement la sélection et la mise en évidence. Le cadrage consiste à sélectionner certains aspects d’une réalité perçue et à les rendre plus saillants dans un texte de communication, de manière à promouvoir une définition particulière du problème, une interprétation causale, une évaluation morale et/ou une recommandation de traitement pour l’élément décrit, ENTMAN 1993 : 53 notre traduction.

[10] Les descriptifs des corpus sont tirés de la plateforme et traduits par nos soins.

[11] Pour les corpus JSI et Tenten, les résultats doivent être considérés comme les plus proches des discours médiatiques circulant en ligne (et dans ce contexte, on tiendra compte d’une potentielle, progressive globalisation des expressions utilisées dans ce genre discursif, les agences de presse étant bien souvent tributaires de l’anglais comme lingua franca).

[12] Nous avons sélectionné les dix premiers résultats par fréquence relative.

[13] Les contextes élargis de ces termes pourraient faire l’objet d’une étude ultérieure afin de déterminer plus précisément la prosodie sémantique qui se dégage du corpus.

[14] Le T-score indique la certitude avec laquelle on peut affirmer qu’il existe une association entre les mots soumis à recherche, c’est-à-dire que leur cooccurrence n’est pas aléatoire (https://www.sketchengine.eu/my_keywords/t-score/, consulté le 31/02/2024).

[15] Pour reprendre la distinction entre conventional et novel metaphors présente dans la théorie de la métaphore conceptuelle.

[16] Le terme apocalypse apparaît dans Parlamint et dans Europarl, mais il n’est jamais corrélé à l’adjectif climatique. DGT n’enregistre aucune occurrence d’apocalypse.

[17] Entre autres, par exemple biologique ou migratoire, que nous avons repéré dans un exemple intéressant du corpus JSI : L’« apocalypse climatique » et l’ « apocalypse migratoire » reflètent la division entre Occidentaux.

 


Per citare questo articolo:

Micaela ROSSI, « Le pouvoir modélisateur de la langue : néologies métaphoriques dans les discours autour du changement climatique », Repères DoRiF, n. 30 – Variations terminologiques et innovations lexicales dans le domaine de la biodiversité et du changement climatique, DoRiF Università, Roma, giugno 2024, https://www.dorif.it/reperes/micaela-rossi-le-pouvoir-modelisateur-de-la-langue-neologies-metaphoriques-dans-les-discours-autour-du-changement-climatique/

ISSN 2281-3020

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