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Pascaline DURY

 

Variations diachroniques dans le domaine de l’environnement, en français et en anglais, une étude basée sur corpus

 

 

Pascaline Dury
Université Lumière Lyon 2 /CeRLA
pascaline.dury@univ-lyon2.fr

 


Abstract
The article aims to describe different types of diachronic variation at work in a bilingual, specialised corpus covering 14 years of publications (2007-2021) in the field of environment, in English and French. The focus is on the observation of a number of specific phenomena, such as the individualization of the use of the formant « bio » by the authors of the corpus and its semantic dilution over time, unlike « eco », as well as the changes in cooccurrents of some so-called ‘transdisciplinary’ (Drouin et al. 2018) adjectives of the field. A final point will be made on the areas of semantic stability and consensus that can be identified in the corpus.

Résumé
L’article s’attache à décrire différents types de variation diachronique à l’œuvre dans un corpus bilingue d’experts de l’environnement couvrant 14 années (2007-2021), en anglais et en français. L’accent est mis sur l’observation de quelques phénomènes en particulier, comme la multiplication de l’utilisation du formant « bio » par les auteurs du corpus, contrairement à « éco », et la dilution sémantique qui en résulte, mais aussi les changements de cooccurrents de certains adjectifs dits « transdisciplinaires du domaine » (Drouin et al. 2018). Un dernier point sera fait sur les zones de stabilité et de consensus sémantiques repérables dans le corpus.


 

1. En guise d’introduction : la rencontre fructueuse entre diachronie et environnement

L’article propose de rendre compte de l’analyse de certains phénomènes terminologiques s’étant manifestés depuis 2007, en français et en anglais, dans le domaine[1] de l’environnement, en portant une attention toute particulière aux variations diachroniques qui se sont produites autour des deux éléments de composition « bio » et « éco » (bio et eco[2] pour la partie anglaise du corpus) et autour de quelques adjectifs qui leur sont liés sémantiquement (par exemple, « climatique », « vert » et « durable » ; climate, green et sustainable).

La rencontre entre la dimension diachronique et le champ de l’environnement s’avère particulièrement féconde pour des raisons théoriques, liées à l’histoire de la terminologie, mais aussi en raison du terrain d’observation fertile que représente l’environnement. Il s’agit d’une rencontre fructueuse en effet, parce qu’elle permet de mettre en valeur tout l’intérêt de recourir à la dimension diachronique pour étudier une langue spécialisée ; elle permet aussi de réfléchir à comment organiser une recherche en diachronie, car bien qu’elle soit désormais légitimée en terminologie (voir à ce sujet, par exemple, DURY ET PICTON, 2009), la dimension diachronique correspond à des objectifs de recherche et des analyses dont la diversification va croissant. En suivant PICTON et al. (2021), nous considérons donc la démarche diachronique décrite dans cet article comme faisant partie d’un « champ d’investigation à part entière » (PICTON et al. 2021 : 195) :

Alors qu’elle est présentée parfois comme un type de variation dialectale […], la terminologie diachronique est décrite comme un « champ d’investigation » à part entière par d’autres auteurs […]. Cette […] perspective permet d’ouvrir les réflexions sur la variation dans les langues de spécialité, et la circulation des termes, dans le temps.

En outre, observer et décrire l’évolution de la terminologie de l’environnement, même sur une assez courte période (ici 14 ans), montre à quel point la prise en compte de l’évolution des réalités sociales, culturelles, politiques est nécessaire dans l’analyse des différentes variations qui se produisent dans une langue de spécialité, au fil du temps. Observer et décrire la langue d’un domaine de spécialité d’un point de vue diachronique incite le terminologue à porter son regard sur ce qui se passe « autour » de la langue et à prendre en compte la culture scientifique du domaine et ses changements au fil des années.

Le champ de l’environnement se révèle de ce point de vue particulièrement porteur tant il a évolué depuis la naissance de l’écologie, dont il s’est progressivement détaché pour devenir un domaine autonome, plus orienté vers les menaces que l’activité humaine fait peser sur la nature (sur l’histoire de l’environnement, voir par exemple FRESSOZ et al. 2014). Ce faisant, l’environnement s’est ouvert à d’autres préoccupations théoriques que celles qui le nourrissaient jusque-là (en se tournant vers la biologie moléculaire, la physique, l’informatique, la sociologie, l’économie par exemple), et cet élargissement, cette complexification scientifique peut provoquer « une impression de flou », comme les experts du domaine le soulignaient déjà dans les années 1990 (JOLLIVET ET PAVE 1993 : 6) :

La difficulté de trouver une unité aux recherches sur l’environnement et l’impression de flou qui s’en dégage a trois origines :
– le caractère polysémique du terme lui-même ;
– les difficultés propres d’une approche scientifique de l’environnement ;
– la multiplicité des préoccupations qui se rejoignent dans la sensibilité à l’environnement.

Notre étude repose donc sur l’hypothèse de travail que le « bouillonnement » institutionnel et scientifique de ce domaine en perpétuelle expansion, aussi bien que l’impression de l’installation d’une indétermination conceptuelle qui en résulte pour les experts se manifeste par un certain nombre de phénomènes terminologiques observables en corpus, sur une diachronie dite « courte ».

2. Description du corpus et des méthodes utilisées pour l’explorer

Notre objectif étant ici d’observer si et comment le « flou » conceptuel provoqué par l’ouverture du champ de l’environnement à de nouvelles thématiques se manifeste dans le discours des experts du domaine, en français et en anglais, nous avons appuyé notre analyse sur un corpus bilingue d’articles spécialisés[3]. La collection des textes et l’organisation du corpus ont été menées selon les trois exigences principales définies par CONDAMINES et al. (2004), qui sont d’une part l’exigence d’homogénéité (les textes composant le corpus relèvent tous du même genre textuel, dans les deux langues), l’exigence de diachronicité (les textes compilés sont échelonnés dans le temps et couvrent une période allant de 2007 à 2021) et pour finir, l’exigence de contrastivité (division du corpus en plusieurs sous-corpus qui seront ensuite comparés entre eux). Dans le cas présent, notre corpus a été divisé en deux sous-corpus, l’un en français, l’autre en anglais ; chaque sous-corpus a ensuite fait l’objet d’un découpage arbitraire en fenêtres de taille et de chronologie homogènes, de trois ans chacune (les fenêtres temporelles comparées entre elles sont donc 2007-2009, 2010-2012, 2013-2015, 2016-2018 et 2019-201), l’objectif étant d’obtenir un « tamis » chronologique assez fin pour filtrer l’information extraite séquence temporelle après séquence temporelle et repérer ainsi les mouvements terminologiques à l’œuvre dans le corpus. Le corpus constitué contient plus d’un million et demi de mots en français (1 645 000) et plus de deux millions de mots en anglais (2 276 000), qui ont été analysés semi-automatiquement grâce au logiciel Lancsbox[4].

La méthodologie utilisée pour analyser les variations terminologiques liées au temps dans le corpus s’est basée, dans un premier temps, sur une exploration globale des données, c’est-à-dire en relevant les changements marquants intervenus dans le nombre d’occurrences sur les 14 années observées et qui seraient par exemple des indices d’évolution, d’obsolescence ou de néologie. Dans ce cas, les résultats obtenus pour la partie la plus ancienne du corpus ont été comparés avec ceux qui étaient extraits des séquences temporelles plus récentes, afin d’obtenir une vue d’ensemble chiffrée des mouvements à l’œuvre dans le corpus. Cette exploration globale a été suivie, dans un deuxième temps, d’une étude plus détaillée des données du corpus portant sur les changements qui se produisent, au fil du temps, dans les définitions des termes importants du domaine, dans leurs cooccurrents, et aussi dans leurs contextes d’apparition.

En outre, une attention toute particulière a été accordée, dans cette approche méthodologique, à des types d’information souvent délaissés dans les analyses diachroniques qui tendent en général à privilégier la description de variations visibles quantitativement dans les corpus étudiés et apparaissant comme importantes aux yeux du terminologue car elles se produisent selon une fréquence suffisamment élevée pour être notable. Nous avons donc, a contrario, relevé les variations terminologiques ayant peu, voire très peu d’occurrences dans les données extraites (c’est-à-dire qui apparaissent moins de cinq fois dans chaque sous-corpus) et dont nous supposons qu’elles peuvent pourtant contribuer utilement à renseigner sur l’usage linguistique des experts, y compris, mais pas seulement, du point de vue de la néologie. Dans le même ordre d’idée, il nous a semblé pertinent de prêter attention à tout ce qui ne variait pas dans notre corpus, en cherchant à identifier des zones éventuelles de stabilité terminologique (qu’il s’agisse de stabilité lexicale, sémantique, morphologique, synonymique, conceptuelle, etc.), car elles nous semblent susceptibles d’éclairer, par contraste, ce qui se modifie au fil des données extraites.

En ce qui concerne l’analyse des éléments de composition « éco » et « bio » (eco et bio pour la partie anglaise du corpus), nous nous sommes basée sur un article de Dury publié en 2008, qui, dans une perspective diachronique (sur une période de 11 années, entre 1996 et 2007), montrait un accroissement massif de l’utilisation de ces deux éléments, dans les discours médiatiques comme dans les discours des experts, et montrait également l’apparition progressive d’une certaine compétition sémantique entre les deux, les spécialistes de l’environnement les utilisant de plus en plus, dans leurs publications, de façon interchangeable et concurrente. Nous avons donc souhaité reprendre le fil de ces réflexions à partir de 2007 en observant si les variations décrites dans cet article de 2008 s’installaient dans l’usage des experts au-delà de la période décrite.

Enfin, nous avons choisi de nous pencher plus particulièrement sur l’analyse des variations qui se produisent autour des adjectifs du domaine, car bien que les travaux de Maniez, dans le domaine de la médecine par exemple (2005 ou encore 2009) ou plus récemment de Altmanova et al. (2018) dans celui des déchets aient montré leur importance en terminologie, ils sont encore trop souvent délaissés dans le cadre de l’analyse diachronique. Plus précisément, nous nous sommes attachée à décrire les adjectifs (et leurs cooccurrents) qualifiés ici de « transdisciplinaires du domaine », car appartenant à la couche lexicale du même nom, telle qu’elle a été identifiée par Drouin et al. (2018). Selon ces derniers, dans les domaines de spécialité vastes et complexes, comme l’environnement, la couche proprement terminologique du lexique (c’est-à-dire contenant des termes renvoyant à des connaissances spécialisées liées à l’environnement) peut se scinder en deux. Une première partie serait propre au lexique spécifique de chaque sous-domaine intervenant dans les questions environnementales décrites (nous avons par exemple dans notre corpus des termes propres à l’agriculture, à la chimie, à l’urbanisme, etc.), une seconde partie relèverait de l’ensemble du champ et contiendrait des termes « transdisciplinaires du domaine », c’est-à-dire non pas identifiables comme étant spécifiques à l’urbanisme, l’agriculture, etc., mais plutôt propres à la thématique de l’environnement dans sa globalité. Nous nous sommes donc intéressée ici aux adjectifs que nous avons identifiés comme relevant de la thématique environnementale en général (par exemple, pour le français, « climatique », « durable », « vert », « environmental.e », « biologique », « écologique ») plutôt que d’un sous-domaine spécifique de l’environnement en particulier (nous n’avons pas analysé, par exemple, des adjectifs comme « forestier », « floristique » ou encore hydrochemical, pour l’anglais).

3. Résultats des analyses

3.1. Variations diachroniques autour de « bio » et bio

Un premier constat porte sur l’évolution très différente, en nombre d’occurrences, de chacun des deux éléments « bio » et « éco » depuis 2007 dans le sous-corpus français, tout comme de bio et eco dans le sous-corpus anglais : alors qu’une croissance marquée de la fréquence d’utilisation de ces deux formants, dans les deux langues, était relevée dans l’article de Dury (2008), l’analyse du présent corpus indique qu’une décroissance assez visible du nombre d’occurrences de « éco » et de eco se produit dans les données ; alors qu’à l’inverse, « bio » et bio sont de plus en plus employés, tel que le montre le tableau ci-dessous. On constate ici que d’un point de vue purement quantitatif, les éléments de composition « bio » et bio ont supplanté « éco » et eco dans le discours des experts qui semblent privilégier ces derniers, dans les deux langues, pour créer des nouveaux termes relatifs à l’environnement.

Tableau 1 – Évolution du nombre d’occurrences pour chaque élément de composition, en valeur relative, dans les deux langues.

On observe également qu’outre l’augmentation importante du nombre d’occurrences de « bio » au fil du corpus, le nombre de termes différents et nouveaux construits à partir de cet élément de composition augmente également (on passe de 20 termes en 2007-2009 à 39 en 2019-2021). Cette augmentation s’accompagne d’ailleurs d’une multiplication assez importante de l’usage qu’en font les experts, puisqu’une grande partie de ces termes nouveaux (16 en 2007-2009 et 30 en 2019-2021) apparaissent en fait moins de cinq fois, en valeur relative, dans chaque fenêtre temporelle. La multiplication évoque, dans notre corpus, le fait que les experts recourent donc à « bio » de plus en plus souvent pour créer des termes nouveaux, particulièrement dans des situations où le besoin est ponctuel, individuel, « ad hoc » (les deux tableaux ci-dessous montrent que ces termes ont un nombre d’occurrences très peu élevé) ; d’ailleurs, sur les 20 termes nouveaux formés à partir de « bio » en 2007-2009, seuls neuf sont encore présents dans la dernière partie du corpus.

Figure 1 – Liste des principaux termes « en bio », période 2007-2009, avec le nombre d’occurrences, en valeur relative, entre parenthèses.

 

Figure 2 – Liste des principaux termes « en bio », période 2019-2021, avec le nombre d’occurrences, en valeur relative, entre parenthèses.

Cette multiplication marquée de l’usage de « bio » par les experts s’accompagne également d’une certaine dilution du sens[5], tout comme l’augmentation accrue de « éco », avant 2007, avait conduit à une dilution sémantique analogue, selon Dury (2008). Dans chacun des trois contextes ci-dessous extraits du corpus, « bio » est en effet utilisé avec un sens différent et désigne respectivement la biodiversité floristique, l’organisme biologique humain et la matière organique :

Ces plantes sont laissées dans des zones dites « biodisponibles », c’est-à-dire non cultivées par des végétaux comestibles. [Corp16-18Fr][6]

Néanmoins les deux composés du cadmium présentaient le score de menace le plus élevé en raison de leur cytoxicité et de leur bioaccessibilité (ils sont facilement ingérés par l’homme). [Corp19-21Fr]
La notion de bio-économie se rapporte plus spécifiquement à une gestion de la matière organique, qui évite le recours aux intrants fossiles. [Corp19-21Fr]

Le même type de constat à la fois quantitatif et sémantique émerge de l’observation des données extraites du corpus anglais, dans lequel l’augmentation du nombre d’occurrences de bio ainsi que du nombre de termes nouveaux construits avec bio s’accompagne d’une multiplication de son utilisation combinée à une dilution de son sens au fil des créations néologiques, comme le montrent les contextes ci-dessous. Bio y est utilisé dans des termes désignant à la fois des engrais issus de la matière organique, des plastiques produits à partir de biomasse et un type de digestion « naturelle », qui se produit en l’absence d’oxygène :

The use of livestock manure or application of other biosolids (organic matter recovered from a sewage treatment) as a farm management practice can aerosolise potentially pathogenic enterobacteria. [Corp19-21An]

Bio-based plastics, produced from renewable biomass sources, may contribute to lowering greenhouse gases and the demand for fossil resources. [Corp19-21An]

Bio-dissolution of jarosites by anaerobic reduction is a main pathway of anaerobic reductive dissolution of this mineral in environments. [Corp19-21An]

Dans la partie française du corpus, on remarque enfin une progression du nombre d’occurrences, en valeur relative, de l’utilisation de « bio » comme élément autonome remplaçant un nom ou un complément de nom :

L’European Food Safety Authority (EFSA) préconise une viticulture bio… [Corp16-18Fr]

… Avec ses 1,33 d’hectares bio, en 2015, la France arrivait en troisième position des pays… [Corp16-18Fr]

…pour un agriculteur de produire en bio sur un sol pollué à l’arsenic… [Corp16-18Fr]

…les 5 chiffres qui montrent l’explosion du bio en France… [Corp19-21Fr]

…ainsi qu’une exploitation biologique qui produit du blé bio transformé localement en pain… [Corp19-21Fr]

…sert de débouché pour la luzerne bio produite sur l’exploitation céréalière bio… [Corp19-21Fr]

Si cette tendance à utiliser « bio » de façon autonome est un phénomène bien installé dans la presse écrite généraliste, son utilisation par les experts est moins renseignée, et les données extraites de notre corpus laissent penser qu’elle s’est peut-être développée de façon plus tardive, et moins massive que dans la presse, les premières années du corpus n’attestant pas un tel usage de « bio ».

Tableau 2 – Nombre d’occurrences, en valeur relative, pour chaque fenêtre temporelle, de cas où « bio » est utilisé comme un élément de composition autonome.

Enfin, dans tous les contextes extraits de notre corpus dans lesquels « bio » est utilisé comme un élément autonome du lexique, il n’y a pas de dilution sémantique à l’œuvre, les experts semblant n’employer « bio » que pour désigner des types ou des lieux de production agricole (« luzerne bio », « blé bio », « exploitation bio », « agriculture bio », etc.).

3.2. Variations diachroniques autour de « éco » et eco

Comme nous l’avons vu, alors que la présence de « bio » en tant que formant et comme élément autonome se renforce dans le corpus au fil du temps, celle de « éco », par contraste, diminue dans les fenêtres temporelles analysées ; une diminution qui s’observe non seulement du point de vue du nombre global d’occurrences, surtout dans la dernière partie du corpus (voir tableau 1 ci-dessus), mais aussi du point de vue de l’usage individuel des experts. En effet, alors que la productivité de « bio » s’accroit dans le corpus, notamment pour des besoins de création néologique « ad-hoc », celle de « éco » ne cesse de ralentir. Ainsi, alors que la toute première partie du corpus contient sept termes construits à partir de « éco » dont le nombre d’occurrences est inférieur à cinq (« éco-quartier », « éco-urbaniser », « éco-parc », « éco-paysager », « éco-matériaux », « éco-garde », « éco-complexe »), la toute dernière partie du corpus n’en contient que quatre (« écojustice », « écoterritorial », « éco-centrique » et « écocité »). Sur la totalité des 15 termes construits à partir de « éco » présents dans la première fenêtre temporelle, quel que soit leur nombre d’occurrences, seuls six sont encore présents dans la dernière partie du corpus. Ce tassement quantitatif s’accompagne en outre d’un changement typographique puisque les auteurs du corpus placent plus souvent « éco » entre parenthèses, dans la dernière partie du corpus, révélant ainsi peut-être une hésitation de leur part à utiliser cet élément de composition, y compris lorsqu’il s’agit de parler directement d’écologie, comme le dernier contexte ci-dessous le montre :

Les sols cultivés présentent de faibles teneurs en métaux (éco)toxiques, contrairement au sol du parc (ancienne décharge). [Corp19-21Fr]

Les résistances aux projets de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes près de Nantes et d’Europacity au nord de Paris illustrent ce virage (éco-)territorial des luttes. [Corp19-21Fr]

D’un point de vue écologique et systémique, une (éco)cité peut aussi être décrite comme un ensemble de différents sous-systèmes complexes. [Corp19-21Fr]

3.3. Le retour en grâce de l’adjectif « écologique »

La décroissance quantitative de « éco » et son usage peut-être plus hésitant par les experts s’accompagnent d’ailleurs, dans notre corpus, d’un retour en grâce de la forme complète de l’adjectif « écologique », plus utilisée par les auteurs, en fin de corpus, que la forme abrégée « éco » :

Tableau 3 – Nombre d’occurrences, en valeur relative, de « éco » et « écologique » dans les deux fenêtres temporelles extrêmes du corpus.

Ainsi, le terme « éco-conception », dont le nombre d’occurrences domine dans la première fenêtre temporelle du corpus, est supplanté à partir de 2019 par la forme construite à partir de l’adjectif complet « conception écologique ». C’est également le cas pour « éco-technologie.s » et « technologies écologiques ».

Ces mêmes acteurs cherchent également à accumuler les preuves du DD sur le volet des éco-technologies. [Corp07-09Fr]

Il s’agit moins d’opérer des compensations par des technologies écologiques et protectrices des aléas climatiques que de rechercher des cercles vertueux. [Corp19-21Fr]

La présence plus marquée, en fin de corpus, de la forme complète de l’adjectif « écologique » se produit en parallèle d’une présence plus marquée également des locutions sémantiquement proches « respectueux.se.s de l’environnement », « adapté.e.s au milieu » et « adapaté.e.s à l’environnement », autant d’alternatives que les experts semblent désormais préférer utiliser à la place du formant « éco ».

On remarque cependant que si l’adjectif « écologique » connaît un regain d’utilisation chez les auteurs du corpus, dans la dernière fenêtre temporelle, les termes qu’il qualifie se modifient assez nettement : les données extraites sur les deux derniers segments du corpus montrent en effet qu’il est utilisé de façon croissante avec des termes dont le champ sémantique est lié à la détérioration extrême de l’environnement et de l’équilibre climatique, ce qui n’était pas le cas dans la première partie du corpus :

Tableau 4 – Six cooccurrents les plus fréquents à gauche de « écologique » dans les deux fenêtres temporelles extrêmes du corpus.

3.4. Un changement de cooccurrents des adjectifs « climatiques » et « environmental.e/aux »

L’apparition de ce nouveau champ sémantique indiquant la dégradation et l’urgence écologiques est également très visible dans le changement des termes que qualifient les adjectifs « climatique.s » et « environnemental.e.s/aux », en fin de corpus : là où les auteurs, dans la première partie du corpus, parlent d’« aléa », de « variabilité climatique », de « changement climatique », de « réchauffement climatique », d’« enjeu environnemental » ou de « ressources environnementales », ils évoquent, en fin de corpus « l’urgence climatique », la « catastrophe climatique », la « perte » et les « dégradations environnementales ».

Cette diversité climatique dominée par une forte élévation des températures moyennes annuelles depuis quelques décennies. [Corp07-09Fr]

..témoigne de la prise de conscience qu’il faut réduire la vulnérabilité de la société aux aléas climatiques. [Corp07-09Fr]

L’analyse des mobilisations révèle un changement de perspective dû à la prise de conscience de l’urgence climatique… [Corp19-21Fr]

..permet de mettre en avant la manière dont les maladies et les dégradations environnementales attribuées aux pesticides créent de nouvelles formes de relation…[Corp19-21Fr]

Cette tendance qu’ont les adjectifs « écologique.s » et « environnemental.e.s/aux » à être utilisés avec des termes renvoyant plus systématiquement à l’idée de désastre et de catastrophe dans la dernière partie du corpus français ne s’observe pas dans le corpus anglais ; dans les deux cas en effet, on note que c’est un autre sens, plutôt lié au besoin de protection et de surveillance de l’environnement, voire de réparation des dommages déjà subis qui prend la place dans les données les plus récentes :

There is remarkably little understanding of the ecological implications of TCC and TCS on microorganisms. [Corp07-09An]

Microorganisms are strongly associated with organic matter degradation, whilst also showing a quick response to environmental change or stress. [Corp07-09An]

…and to provide healthy ecosystems that support various wild-life, an ecological rehabilitation work was implemented in May 2009. [Corp19-21An]

These research outcomes have certainly provided powerful tools for the design of policy instruments for environmental conservation and management at regional levels. [Corp19-21An]

3.5. Les zones de stabilité sémantique

Paradoxalement, une des limites de l’étude d’un corpus en diachronie est que le regard de l’analyste se focalise souvent systématiquement et uniquement sur ce qui a évolué au fil du temps, sur les changements terminologiques et conceptuels porteurs d’informations intéressantes, donnant parfois l’impression que le lexique à l’étude est en mouvement perpétuel et connaît des changements constants. Par conséquent, la prise en compte de ce qui n’a pas évolué, de ce qui a échappé à la variation diachronique nous semble tout aussi nécessaire et riche d’informations. Dans le corpus anglais, par exemple, alors que les adjectifs ecological et environmental ont changé de cooccurrents au fil du temps, ce n’est pas le cas de climate et sustainable, qui, tout au long des 14 années observées, ont conservé les mêmes cooccurrents, constituant en cela une véritable zone de stabilité dans le lexique de l’environnement :

Identifying the sources of heavy metals and determining their fate in the sewer system also represent an important step toward a sustainable management of primary and secondary sludges. [Corp07-09An]

The reliable detection and attributions of factors impacting on vegetation trends are a prerequisite for the development of strategies for the sustainable management of ecosystems. [Corp19-21An]

C’est également le cas, dans la partie française du corpus, des adjectifs « vert.e.s », « durable.s » et « renouvelable.s », qui font l’objet d’un véritable consensus sémantique parmi les auteurs du corpus, quelle que soit la période étudiée ; le tableau ci-dessous montre que les termes qui les accompagnent restent non seulement identiques dans toutes les fenêtres temporelles du corpus, mais que peu de nouveaux termes qualifiés par ces adjectifs apparaissent dans les données.

 

Tableau 5 – Cooccurrents et leur nombre d’occurrences, pour les adjectifs « renouvelable.s », « durable.s » et « vert.e.s » dans les deux parties extrêmes du corpus.

6. Remarques conclusives

Cet article avait pour objectif de porter un regard rétrospectif sur un certain nombre de variations qui se sont produites dans le discours qu’utilisent les experts de l’environnement dans le cadre de leurs publications écrites. Il avait également pour but de faire le bilan de ces variations en reprenant une partie des conclusions avancées dans Dury (2008), afin de mesurer les différences survenues depuis cette date. Comme les résultats l’ont montré, le parcours sémantique des deux éléments de composition « éco » et « bio » s’est nettement différencié depuis 2007, les experts utilisant de façon prépondérante, dans notre corpus, le préfixe « bio » pour des besoins néologiques ponctuels, ce qui se traduit par une dilution importante de son sens ; alors que le préfixe « éco » connaît lui un déclin assez important, qui s’accompagne en outre d’un retour dans l’usage des experts de la forme complète de l’adjectif « écologique ». L’impression de « flou » évoquée en début d’article par Jollivet et Pavé (1993) est tout à fait visible dans l’éclatement sémantique qui caractérise le formant « éco ». On peut peut-être supposer d’ailleurs que le retour à l’utilisation de la forme développée « écologique » s’explique par le fait que n’ayant pas eu la même popularité que « éco » pour former des nouveaux termes, elle n’a pas subi, paradoxalement, le même éclatement sémantique. Enfin, si l’on s’attache à observer les changements dans les cooccurrents des adjectifs transdisciplinaires du domaine, au fil du temps, il est intéressant de noter, pour la partie française du corpus, qu’il y a eu un déplacement du champ sémantique de l’environnement vers des termes exprimant l’urgence climatique et les dommages extrêmes causés à l’écologie.

La dernière remarque de cette conclusion porte sur les éléments du lexique, en dehors des adjectifs, qui font partie de la couche transdisciplinaire du vocabulaire de l’environnement : l’analyse de quelques échantillons de substantifs transdisciplinaires contenus dans le corpus (comme « transition », « développement », « remédiation ») laisse entrevoir qu’il y a eu là aussi des variations dans le temps porteuses d’informations intéressantes. Une étude plus avancée de ces substantifs pourrait venir compléter utilement les résultats présentés ici.

 

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[1] La notion de « domaine » en terminologie est parfois remise en cause (voir par exemple Delavigne, 2022) car elle ne reflète pas l’enchâssement croissant des activités, des connaissances et le partage de concepts et de termes qui en découle. Tout en tenant compte de la réalité de cet entrecroisement croissant, nous entendons « domaine » comme un ensemble de connaissances, un champ d’activité spécialisé, caractérisé par des objets et des méthodes de recherche qui lui sont propres, des sociétés savantes, des revues, des conférences qui lui sont dédiées, des parcours d’enseignement complets qui permettent d’acquérir ces connaissances et de se spécialiser. Nous utiliserons donc ici le terme « domaine » comme synonyme de champ de connaissances et d’activités spécialisées.

[2] Nous conserverons la distinction typographique suivante tout au long de l’article pour distinguer les termes et éléments de compositions français et anglais : ils seront indiqués entre guillemets pour le français et en italiques pour l’anglais.

[3] C’est-à-dire, pour le français, les revues Natures-Sciences-Sociétés et Vertigo ; pour l’anglais Science of the total environment et Journal of Environmental Sciences.

[4] Lancsbox est un logiciel d’analyse de corpus développé à l’Université de Lancaster, téléchargeable gratuitement à l’adresse suivante : corpora.lancs.ac.uk/lancsbox/index.php.

[5] La dilution du sens de « bio » a été étudiée dans un certain nombre de travaux portant sur la presse écrite généraliste, notamment chez BOUSSIDAN (voir par exemple 2014) ou plus récemment, ALTMANOVA et al. 2022.

[6] Les informations données entre crochets après chaque contexte indiquent la fenêtre temporelle et la langue du corpus dont il est extrait.

 


Per citare questo articolo:

Pascaline DURY, « Variations diachroniques dans le domaine de l’environnement, en français et en anglais, une étude basée sur corpus », Repères DoRiF, n. 30 – Variations terminologiques et innovations lexicales dans le domaine de la biodiversité et du changement climatique, DoRiF Università, Roma, giugno 2024, https://www.dorif.it/reperes/pascaline-dury-variations-diachroniques-dans-le-domaine-de-lenvironnement-en-francais-et-en-anglais-une-etude-basee-sur-corpus/

ISSN 2281-3020

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