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Rosa CETRO

Le terme métaphorique passoire thermique :
genèse, évolution, traduction

 

 

Rosa Cetro
Università di Pisa
rosa.cetro@unipi.it


Abstract
In recent years, the metaphorical term passoire thermique – with its variants – has been increasingly used to designate energy-inefficient homes. This term is even contained in official texts of European institutions. In this article, we aim to trace the genesis of this term and to follow its evolution and its discursive circulation in different French monolingual corpora on the one hand and to analyse its translations into English, Spanish and Italian in parallel corpora composed of plurilingual texts of European institutions on the other.

Résumé
Ces dernières années, on a assisté à l’emploi de plus en plus fréquent du terme métaphorique passoire thermique – qui connaît aussi des variantes – pour désigner les logements énergivores. Ce terme est même contenu dans des documents officiels des institutions européennes. Dans cet article, nous nous proposons, d’un côté, de retracer la genèse de ce terme et d’en suivre l’évolution et la circulation discursive dans différents corpus monolingues en français et, de l’autre, de vérifier quelles traductions du terme en anglais, en espagnol et en italien ont été proposées dans des corpus parallèles constitués à partir de textes plurilingues des institutions européennes.


1. Introduction

D’après les données fournies par le Commissariat général au développement durable, en 2019 le secteur du bâtiment représente le troisième secteur responsable des émissions de CO2 (18 %) en France, après les transports (31 %) et l’agriculture (19 %)[1]. La mauvaise isolation des logements influe de façon considérable sur le gaspillage d’énergie et frappe davantage les couches économiquement faibles de la population[2]. Au vu de ces données, on comprendra aisément que la rénovation énergétique des bâtiments constitue un enjeu clé pour la transition écologique, la lutte contre la précarité énergétique et la justice écologique. La performance énergétique des logements est basée sur un indice qui en évalue la consommation d’énergie et l’impact en termes d’émissions de gaz à effet de serre, appelé Diagnostic de Performance énergétique (DPE). Celui-ci, introduit en 2006 et renforcé en 2013[3], classe les bâtiments sur une échelle dégressive de performance allant de A à G. La rénovation, voire l’éradication des bâtiments plus énergivores (classés F et G) est une priorité pour l’État français qui a traité ce dossier dans le cadre de différents projets de loi, à commencer par le Grenelle de l’Environnement (2009) jusqu’à la plus récente Loi Climat-Résilience (2021).[4] Pour se référer à ces classes de logements, le terme métaphorique passoire thermique – et sa variante passoire énergétique – a commencé à circuler de plus en plus dans les débats publics, portés aussi bien par des représentants des institutions que par des acteurs de la société civile, notamment suite à la constitution de la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC), dont les travaux se sont achevés en juin 2020. L’objectif de cette contribution est, d’un côté, de retracer la genèse de ce terme et de ses variantes, afin de comprendre s’il s’agit d’un néologisme primaire ou secondaire (SAGER 1989 : 159)[5] et, de l’autre, d’étudier les dynamiques de sa circulation discursive. De plus, puisque le terme est apparu aussi dans des documents plurilingues des institutions européennes, nous nous intéresserons à sa traduction dans d’autres langues (anglais, espagnol et italien).

D’un point de vue théorique, nous appuierons notre réflexion sur les acquis de la néologie terminologique (HUMBLEY 2012 ; 2016 ; 2018) en mobilisant une approche plurielle de la terminologie, tenant compte de la dimension sociodiscursive des termes et de leur variation (GAMBIER 1991 ; GAUDIN 1993, 2003 ; DESMET 2007) et du rôle de la métaphore dans les discours spécialisés, comme souligné par le modèle sociocognitif (TEMMERMAN 2000 ; GIAUFRET et ROSSI 2013, 2016 ; ROSSI 2015 ; RESCHE, 2016) et exploitant les méthodes de la terminologie textuelle (BOURIGAULT et SLODZIAN 1999 ; CONDAMINES 2005, 2018). Nous convoquerons aussi les apports des recherches sur la traduction des métaphores (CORTÈS 2006 ; ROSSI 2016).

2. Méthodologie de recherche

Conformément aux méthodes de la terminologie textuelle, basées sur la linguistique de corpus, notre recherche a prévu la constitution et l’exploitation de corpus ad hoc et l’exploitation de corpus comparables monolingues déjà disponibles. Pour la première catégorie, nous avons collecté un corpus juridique, constitué de deux sous-corpus – un premier regroupant neuf textes législatifs extraits du Journal Officiel sur la période 2009-2022 pour un total d’environ 950 000 mots et un deuxième contenant quatre rapports d’information[6] rédigés par des membres de l’Assemblée nationale sur la période 2010-2021 d’environ 450 000 mots – ; un corpus dénommé « associatif », contenant les rapports de la Fondation Abbé Pierre (désormais FAP) sur le mal-logement sur la période 2012-2022 d’environ 1,8 million de mots. La constitution de ces deux corpus nous servira pour mener des analyses de type qualitatif. Pour la deuxième catégorie, nous avons consulté trois corpus Web génériques[7] disponibles dans le logiciel Sketch Engine qui, en raison de leur taille, nous permettront plutôt de privilégier des données quantitatives : le corpus FrTenTen2012 (environ 10 milliards de mots), le corpus FrTenTen2017 (environ 5 milliards de mots) et le corpus FrTenTen2020 (environ 15 milliards de mots).

Pour le volet traductif de cette étude, nous avons constitué des corpus parallèles contenant deux documents de la Commission européenne rédigés en français et leurs traductions en anglais, espagnol et italien. Les deux documents sont la Recommandation du Conseil concernant le programme national de réforme de la France pour 2019 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la France pour 2019 (environ 6 300 mots, datant du 5 juin 2019) et l’Annexe de la proposition de la décision d’exécution du Conseil relative à l’approbation de l’évaluation du plan de relance et de résilience pour la France (environ 43 500 mots, datant du 23 juin 2021). Afin de vérifier les attestations des traductions repérées dans les langues cibles, nous avons aussi consulté les corpus comparables disponibles pour celles-ci dans Sketch Engine.

Le traitement informatique a été mené à l’aide des logiciels Sketch Engine pour les corpus déjà compilés et du logiciel AntConc pour les corpus créés par nos soins.

3. La métaphore passoire thermique et ses variantes

3.1. La métaphore de la passoire

Dans son sens dénotatif, le mot passoire – dont la première attestation en français remonte à 1260 d’après le TLFi – indique un objet commun, à savoir un récipient pourvu de trous, employé en cuisine, qui sert à égoutter des aliments (pâtes, riz, légumes, etc.). Il véhicule donc une idée d’utilité associée à la nourriture.

Dans un sens figuré et dont l’emploi est marqué de familier[8], le mot passoire est en revanche utilisé pour se référer à quelque chose qui a des trous, qui laisse tout passer, qui ne retient rien. À titre d’exemple, le TLFi cite la locution être troué, percé comme une passoire (1947) ayant le sens d’« être criblé de balles », ou encore le passage suivant, tiré de Mauriac (1933) :

  • C’est une bibliothèque vivante, une femme comme ça…
  • Elle a de la chance, dit Blanche. Moi, mon esprit est une passoire, rien n’y reste.

On observe ainsi un renversement de perspective : d’une dénotation positive, le mot acquiert une connotation négative, véhiculant une idée de perte.

L’emploi métaphorique du mot passoire a été relevé dans quelques secteurs d’activité comme on peut l’observer à partir des exemples suivants, tirés des trois corpus Web Sketch Engine :

  • a. « Au-delà de cette discrimination, Génération précaire a rappelé que le décret d’interdiction des stages hors cursus était un décret passoire qui n’empêchait pas les jeunes de faire des stages bien en dehors de leur parcours étudiant. » (SE FrTenTen2012)
  • b. « […] après l’enlèvement de cinq ressortissants dans ce même pays, la France n’a-t-elle pas le moyen de prévoir des contrôles et une surveillance plus opérationnelle de la région, de Niamey, ainsi que de la frontière passoire du Mali ? » (SE FrTenTen2012)
  • c. « Rappelons que Google Play Protect est une véritable passoire sur le Play Store, son navigateur ne semble guère plus sûr pour les utilisateurs. » (SE FrTenTen2017)
  • d. « En plus à Marseille… Ça serait une grande première qu’une équipe gagne une grande compétition en ayant une défense passoire ! » (SE FrTenTen2017)

Nous avons là trois emplois adjectivaux du mot (exemples a., b. et d.) et un emploi nominal (exemple c.). Les sujets concernés sont dans l’ordre la politique – et plus en particulier le droit du travail pour décret passoire et l’immigration pour frontière passoire –, l’informatique pour l’emploi nominal et le sport[9] pour défense passoire. Dans tous les cas, il est possible de remarquer dans ces emplois métaphoriques une interaction conceptuelle de nature conflictuelle (ROSSI 2016).

3.2. Passoire thermique et ses variantes

Des variantes du terme composé passoire thermique ont été relevées dans les corpus Web : la plus répandue est sans doute passoire énergétique, suivie de passoire à énergie, passoire à calories et passoire à chaleur. Comme on peut le remarquer, dans ces unités lexicales d’origine métaphorique la combinatoire usuelle du nom passoire est bouleversée : si dans son sens dénotatif il peut être suivi soit d’un adjectif classifiant (fine, rétractable, conique…) soit d’un complément prépositionnel formé de la préposition à et d’un nom concret (à thé, à coulis, à pulpe…), dans cet emploi métaphorique il est accompagné soit d’un adjectif relationnel (thermique, énergétique) soit d’un complément prépositionnel formé de la préposition à et d’un nom abstrait (à énergie, à chaleur, à calories). Nous sommes donc face à deux séries de noms composés : ceux de la première série sont endocentriques, puisque l’adjectif ou le nom introduit par la préposition à constituent une spécification du nom-tête, tandis que les noms de la deuxième série sont des composés exocentriques sémantiquement opaques (GROSS 1996 : 35), dans lesquels aucun élément ne remplit la fonction de substantif-tête et dont « le sens est […] non compositionnel ou non sommatif, construit grâce à une procédure métaphorique des termes » (GONZALEZ REY 2021 : 77). De plus, si nous opérons sur ces noms des manipulations syntaxiques, nous verrons par exemple que les noms composés de type nom-adjectif de la deuxième série n’admettent pas la prédicativité, contrairement aux noms composés de la première série ayant la même structure syntaxique :

Cette passoire est fine / rétractable / conique

*Cette passoire est thermique / énergétique.

Si les adjectifs apparaissant dans la première série peuvent être employés aussi bien en fonction épithète qu’en fonction attribut, il n’en va pas de même pour les adjectifs thermique ou énergétique lorsqu’ils modifient le nom passoire. Dans ce cas, nous pouvons remarquer que « l’emploi conflictuel de l’adjectif se caractérise par la présence d’un décalage entre le contenu de l’adjectif et le contenu du substantif recteur » (ORLANDI 2020 : 54).

Outre la synonymie relevée, qui est « typique de la néologie » (HUMBLEY 2016 : 98), il nous semble important de signaler que le terme est souvent indiqué entre guillemets ou accompagné d’une expansion définitoire, comme « logement énergivore » ou « logement de la classe F ou G ». L’introduction récente du terme dans les principales ressources lexicographiques numériques du français laisserait supposer son statut de néologisme : Le Robert Dico en ligne enregistre la forme passoire énergétique[10] alors que le Dictionnaire de français Larousse en ligne cite les deux, les considérant comme parfaitement équivalentes[11]. Aucune des variantes citées plus haut n’est enregistrée dans des glossaires spécialisés sur l’environnement, l’écologie ou le développement durable – comme le Dictionnaire de l’Environnement[12], DicoEnViro[13] ou le Vocabulaire du développement durable[14] – ni dans des banques terminologiques comme Termium, le Grand Dictionnaire Terminologique, FranceTerme ou IATE. En particulier, l’absence du terme au sein des ressources terminologiques francophones nous pousse à émettre l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’un néologisme primaire, qui n’a donc pas été créé à partir d’un terme étranger déjà existant.

La recherche du terme passoire thermique dans des bases de données d’articles scientifiques[15] a cependant fait remonter sa première attestation à 1978, lorsqu’il apparaît dans un article de J. Percebois intitulé « Énergie, croissance et calcul économique » et publié dans la Revue économique. Bien plus récente est en revanche la première attestation de la variante passoire énergétique dans ces mêmes bases de données : datant de 2008, elle apparaît toujours dans un texte ayant trait à l’économie, intitulé « Étude prospective sur l’économie de fonctionnalité en France » et signé par quatre auteur-es.

4. Circulation discursive : étude sur corpus

Dans cette section, nous verrons l’évolution du terme passoire thermique et de ses variantes dans les différents corpus monolingues consultés.

Commençons par les trois corpus FrTenTen disponibles dans le logiciel Sketch Engine : ici, nous avons repéré cinq variantes lexicales : passoire thermique, passoire énergétique, passoire à calories, passoire à chaleur et passoire à énergie. Les deux premières formes montrent une évolution considérable sur l’arc temporel qui a été examiné : des 176 occurrences de passoire thermique en 2012 on passe à 1 698 occurrences dans le corpus de 2020 (481 occurrences dans le corpus de 2017), tandis que les 77 occurrences de passoire énergétique relevées dans le corpus de 2012 passent au nombre de 249 dans le corpus de 2017 pour arriver à 817 dans le corpus de 2020. Dans les deux cas, il est donc possible d’observer dans le corpus le plus récent une fréquence dix fois supérieure par rapport au corpus le plus ancien. Une fréquence plus basse est observée pour la variante passoire à calories, qui ne semble attestée que dans le français de Belgique, à en juger par les documents dans lesquels elle a été retrouvée : 7 occurrences en 2012, 14 en 2017, 23 en 2020. Il en va de même pour la variante passoire à énergie : absente du corpus de 2012, elle apparaît 13 fois dans le corpus de 2017 et 10 dans le corpus de 2020. Enfin, la variante passoire à chaleur semble constituer un nécrologisme, passant des 4 occurrences dans le premier corpus à une seule occurrence dans le deuxième, voire à aucune occurrence dans le troisième.

Passons maintenant à l’analyse du corpus juridique. Aucune des variantes citées plus haut n’apparaît dans le sous-corpus de textes législatifs, ce qui n’est en rien étonnant. Ce sous-corpus contient en revanche quatre occurrences du terme surcomposé logement énergivore de la classe F ou G, toutes remontant à 2021. Le sous-corpus des rapports d’activité rédigés par des membres de l’Assemblée nationale contient en revanche 10 occurrences du terme passoire thermique (2 en 2010, 5 en 2015 et 3 en 2021) et 3 occurrences de passoire énergétique (une en 2015 et 2 en 2021).

L’analyse du corpus associatif s’avère être particulièrement pertinente pour notre recherche. Celui-ci est constitué de documents officiels de la FAP sur le mal-logement. Le focus sur le sujet et le caractère de vulgarisation de ces textes, ainsi que la taille réduite du corpus par rapport aux gros corpus contenus dans Sketch Engine, permettent de mener des recherches plus ciblées sur le mot passoire et sur sa combinatoire[16]. La très grande majorité des 166 occurrences du mot sont au pluriel – 150 occurrences contre les 16 occurrences relevées au singulier. Avec ses 89 occurrences, la variante passoire thermique est de loin la forme la plus fréquente dans le corpus, ainsi que la plus régulière : attestée pour la première fois dans un document remontant à 2013, elle a continué d’être employée sur tout l’arc temporel qui a été pris en compte (2013-2022). Il n’en est pas ainsi pour son synonyme passoire énergétique (43 occurrences) : si sa première attestation dans le corpus remonte aussi à 2013, elle commence à être employée de façon régulière dès 2017. La plupart de ses occurrences recouvrent ainsi l’arc temporel allant de 2017 à 2022. À la même période 2017-2022 remonte aussi l’emploi de passoire sans modifieurs, bien qu’il soit moins fréquent (16 occurrences). Nous signalons en outre deux composés par trait d’union récemment formés – les deux remontant à 2022 et ayant une moindre fréquence dans le corpus – : logement-passoire et logement-passoire thermique, qui apparaissent respectivement 3 et une fois. Ici, le mot passoire devient une expansion du mot logement, sur le modèle des emplois dans d’autres discours spécialisés passés en revue plus haut (défense passoire, frontière passoire, etc.). Nous voudrions terminer notre analyse du corpus associatif par le néologisme sortie de passoire, relevé 8 fois sur la période 2021-2022 et accompagnant les mots bonus et prime. Comme on peut le déduire, ce néologisme fait sans doute référence à des mesures économiques mises en place par l’État français pour la rénovation des bâtiments énergivores[17]. Du point de vue terminologique, ce néologisme témoigne une fois de plus de la productivité lexicale de la métaphore et de sa fonction vulgarisatrice.

Nous voudrions terminer cette section par quelques considérations sur les types de discours dans lesquels passoire thermique et ses variantes sont utilisées, notamment à partir de la source des documents collectés dans les trois corpus FrTenTen du logiciel Sketch Engine. Un rapide survol de ces sources fait ressortir une circulation discursive très dynamique, allant de la sociologie à l’économie, passant par le droit de l’immobilier, le bâtiment, l’urbanisme et les énergies renouvelables, pour ne citer que quelques secteurs. Cette vitalité discursive confirme deux acquis majeurs de l’approche socioterminologique : la souplesse de la notion de registre, opposée à la rigidité de la notion wüstérienne de domaine, pour rendre compte de la circulation discursive des termes dans différents secteurs de la connaissance (GAMBIER 1991) et l’importance des textes de vulgarisation comme observatoire privilégié du fonctionnement réel des termes (GAUDIN 1993).

5. Traduction de la métaphore dans les corpus parallèles

La traduction des métaphores terminologiques est strictement liée à la langue-culture d’appartenance et au contexte de production de la dénomination (ROSSI 2016). Pour qu’elle se réalise, trois conditions sont nécessaires : en premier lieu, la disponibilité du comparant dans le répertoire lexical et l’interdiscours de la langue cible (CORTÈS 2006) ; en deuxième lieu, l’opportunité du comparant (ROSSI 2015) ; en troisième lieu, les politiques linguistiques mises en place (ROSSI 2016).

Bien que les occurrences du terme passoire thermique ne soient pas nombreuses dans les deux corpus parallèles constitués dans le cadre de la présente étude, leurs traductions en anglais, espagnol et italien se prêtent à des considérations pertinentes du point de vue qualitatif.

Commençons par la traduction de l’unique occurrence du terme (au pluriel) contenue dans la Recommandation de 2019. Comme on peut le constater à partir du Tableau 1, dans le texte original le terme est indiqué entre guillemets, mais la seule traduction reprenant l’emploi des guillemets est celle en italien.

Tableau 1 : La traduction du terme passoire thermique dans la Recommandation de 2019.

L’emploi des guillemets aurait pu, à notre avis, signaler la nature métaphorique du terme au traducteur et l’aider ainsi dans sa tâche de traduction. Effectivement, la traduction italienne reprend un comparant approprié, représenté par le mot colabrodo. Employé surtout pour se référer au gaspillage d’eau dû aux défaillances du réseau hydrique, le mot colabrodo, combiné à l’adjectif termico, peut former un nom composé équivalent à passoire thermique. On pourrait peut-être contester le choix du pluriel, car le substantif colabrodo est considéré comme invariable au pluriel dans les principaux dictionnaires monolingues italiens[18], exception faite pour le Treccani[19] qui admet aussi le pluriel en -i : la solution de traduction colabrodo termici aurait été préférable à notre avis.

Il n’en a pas été de même dans la traduction espagnole, qui propose un équivalent de passoire pris exclusivement dans son sens dénotatif. Le terme tamiz (tamices au pluriel) désigne en effet un objet employé en cuisine mais qui n’a pas d’emploi figuré (comme le mot français tamis). Et pourtant, un parfait équivalent de passoire pris dans son sens figuré existe bel et bien en espagnol : il s’agit du mot coladero, défini comme « un lieu par lequel il est facile de se couler »[20], comme en témoigne la définition donnée par le Diccionario de la lengua española de la Real Academia Española[21]. Nous constatons donc un échec dans l’identification de la métaphore de la part du traducteur.

Venons-en maintenant à la traduction de l’Annexe de 2021. Comme on peut le constater à partir du Tableau 2, dans ce document les occurrences du terme passoire thermique s’élèvent au nombre de quatre : une occurrence est au singulier, les trois autres sont au pluriel.

Tableau 2 : La traduction des quatre occurrences du terme passoire thermique dans l’Annexe 2021.

Il est intéressant de remarquer qu’à l’intérieur du même texte des traductions différentes sont proposées dans les trois langues cibles. Pour l’anglais, nous avons trois occurrences de energy sieves et une de thermal sieves. Pour l’espagnol nous relevons même trois traductions différentes : tamices energéticos (deux occurrences), tamices de energía et tamices térmicos. Pour finir, la traduction italienne présente les formes setacci energetici et setacci termici. Ces traductions affichent tout d’abord un problème de cohérence : le même terme reçoit deux voire trois équivalents différents. Puisque ces différences ont été relevées aux mêmes endroits du texte, il nous semble que la traduction en espagnol et en italien a été faite non pas à partir du texte original en français, mais à partir de sa traduction anglaise. De plus, si les traductions de l’Annexe de 2021 en anglais et en espagnol reprennent des formes déjà employées dans les respectives traductions de la Recommandation de 2019, il n’en va pas de même pour la traduction italienne de l’Annexe de 2021. L’équivalent du mot passoire proposé dans celle-ci, le mot setaccio – qui pourrait traduire le mot français tamis, étant un objet métallique avec des trous – ne constitue pas un comparant approprié pour traduire la métaphore du texte français. S’il partage l’emploi dénotatif du mot passoire, il n’est guère employé en revanche de façon métaphorique avec une connotation péjorative. En lisant cette traduction, le locuteur italophone pourrait donc être dépaysé, car setaccio ne fait pas partie de l’interdiscours de sa langue première, au même titre que le locuteur hispanophone pour le mot tamiz.

Nous voudrions terminer cette section par une dernière remarque concernant les deux termes anglais energy sieve et thermal sieve. Aucune des deux formes n’a été relevée dans des sources lexicographiques comme le Cambridge Dictionary[22] et le Merriam and Webster[23], ni dans les corpus Web fournis par Sketch Engine[24]. L’interrogation de la base de données d’articles scientifiques Google Scholar en langue anglaise nous a fourni des indications intéressantes sur la genèse et l’emploi du premier. La première attestation retrouvée remonte à 1962, dans un article de physique ayant trait à la perméabilité des monocouches[25], dans lequel le terme ne semble pas recouvrir une acception négative. Dans d’autres articles traitant d’architecture – et plus en particulier du gaspillage d’énergie dû au verre des bâtiments – et remontant à la moitié des années 1970 (après la crise énergétique de 1973), en revanche, le terme acquiert une acception négative. La recherche de la forme thermal sieve, repérée dans la traduction anglaise de l’Annexe de 2021, a été, quant à elle, moins fructueuse : le terme ne semble pas attesté avant 1978, lorsqu’il est employé dans un article de géologie. Ses occurrences successives demeurent très rares et sont limitées au discours de la géologie. Cela nous conforte dans l’hypothèse que le terme français passoire thermique n’a pas été formé par calque sur la forme anglaise, se configurant ainsi comme un néologisme primaire. De plus, au vu des emplois irréguliers du terme à base métaphorique et de ses variantes sur l’arc temporel couvrant les premières attestations – du moins en français –, il ne serait pas hasardeux de le considérer comme une métaphore « en sommeil » (RESCHE 2016 : 105), prête à se réveiller dans des contingences de crise économique (et écologique).

6. Conclusion

Le terme passoire thermique et ses quelques variantes – parmi toutes, passoire énergétique – ont connu une recrudescence significative d’emploi dans la dernière décennie. Dans cette étude, nous avons essayé d’en retracer la genèse et l’évolution en français à partir de corpus comparables de taille variable et hétérogènes du point de vue discursif, ainsi que de vérifier la traduction de ce terme en anglais, en espagnol et en italien dans des corpus parallèles créés à partir de documents des institutions européennes.

L’interrogation des corpus comparables a fait dégager la tendance de la variante passoire thermique à s’imposer sur les autres, ainsi que la disparition de la forme passoire à chaleur et l’usage limité à la variété francophone belge de la variante passoire à calories. L’analyse des sources des contextes a mis en évidence une circulation discursive très dynamique du terme, pouvant intéresser des discours spécialisés ou semi-spécialisés de secteurs de connaissance même très éloignés entre eux, allant du droit de l’immobilier à la sociologie. Parmi les corpus comparables, le corpus associatif constitué de documents de la FAP sur le mal-logement s’est avéré un observatoire particulièrement intéressant pour la créativité lexicale engendrée par la métaphore de la passoire. Dans tous les corpus, par ailleurs, celle-ci revêt une fonction essentiellement vulgarisatrice.

L’analyse des corpus parallèles a fait ressortir, d’un côté, que le comparant est disponible dans les langues examinées malgré un usage très limité et, de l’autre, que la traduction des documents des institutions européennes n’est pas toujours faite à partir du texte original, ce qui pousse les traducteurs à des interprétations erronées (comme dans le cas de la traduction italienne de l’Annexe de 2021, contenant deux formes incompréhensibles pour le lecteur italophone, setaccio energetico et setaccio termico). Le volet traductif de l’étude nous a aussi fourni des indices précieux entraînant des recherches ultérieures, notamment sur les équivalents anglais repérés dans les corpus parallèles. Le croisement de ces données et des recherches menées dans les ressources lexicographiques et terminologiques disponibles pour le français nous poussent à établir que ce terme semble bien constituer un néologisme primaire et non secondaire. Forgée dans le discours économique dans la seconde moitié des années 1970 et employée de façon irrégulière depuis, cette métaphore ressurgit ainsi dans des périodes de crise caractérisées par des revendications sociales vouées à contraster la précarité énergétique et le gaspillage.

 

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[1] Voir pour cela la page consacrée au logement sur le portail du gouvernement Notre-environnement : https://www.notre-environnement.gouv.fr/themes/amenagement/article/le-logement#:~:text=Le%20secteur%20du%20bâtiment%2C%20qui,l’agriculture%20(19%25) (dernière consultation : 27/03/2024).

[2] Nous renvoyons pour cela aux données publiées respectivement par l’Observatoire des Inégalités et  l’Observatoire National de la Précarité Énergétique (ONPE) : 1) https://inegalites.fr/precarite-energetique#:~:text=La%20précarité%20énergétique%20concerne%20environ,au%20long%20de%20la%20journée et 2)  https://onpe.org/sites/default/files/chiffres_cles_2022_s2.pdf (dernière consultation : 26/03/2024).

[3] Pour plus d’informations, nous renvoyons à la page suivante : https://www.ecologie.gouv.fr/diagnostic-performance-energetique-dpe#:~:text=les%20logements%20consommant%20plus%20de,E%20à%20compter%20de%202034 (dernière consultation : 5/06/2023).

[4] Les autres projets de loi français traitant de la rénovation thermique des bâtiments sont la loi Règlementation thermique (2012), la loi pour la Transition énergétique pour la croissance verte (2015) et la loi Énergie-Climat (2019).

[5] Un néologisme primaire est la création d’une unité lexicale qui n’est pas faite par traduction d’une unité lexicale d’une langue étrangère (ce qui constitue en revanche un néologisme secondaire).

[6] Il s’agit de rapports d’information sur l’application des lois concernant l’environnement.

[7] Bonnefoy, Bellot et Benoit définissent un corpus générique comme un « ensemble très large de documents, traitant de toutes sortes de sujet » (BONNEFOY et al. 2011 : 75).

[8] Dictionnaire de français Larousse en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais (dernière consultation: 26/03/2024).

[9] Ces quatre contextes d’apparition ne sont qu’un échantillon des dizaines d’emplois relevés. Pour le sport en particulier, les attestations de défense passoire concernent aussi bien le football que le basket ou le rugby.

[10] L’introduction du terme dans cette ressource en ligne remonte au mois de novembre 2022. La définition qui en est donnée est « logement mal isolé ». L’article contient aussi des exemples d’utilisation du mot, dont cinq exemples contenant la variante passoire thermique.

[11] Passoire thermique ou énergétique, logement très mal isolé (classé F ou G au diagnostic de performance énergétique), présentant des déperditions thermiques importantes et ayant par conséquent une consommation excessive de chauffage ou de climatisation.

[12] https://www.dictionnaire-environnement.com (dernière consultation : 26/03/2024).

[13] https://olst.ling.umontreal.ca/dicoenviro/moteur/search-enviro.cgi? (dernière consultation : 26/03/2024).

[14] https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Langue-francaise-et-langues-de-France/Agir-pour-les-langues/Moderniser-et-enrichir-la-langue-francaise/Nos-publications/Vocabulaire-du-developpement-durable-2015 (dernière consultation: 26/03/2024).

[15] La base de données Persée (www.persee.fr) et l’application Scholar de Google (scholar.google.fr).

[16] En particulier, l’analyse des occurrences où ce mot apparaît seul et ne fait pas partie d’un syntagme nominal ou le repérage de collocations qui n’ont pas été retrouvées dans les autres corpus.

[17] Nous songeons à la prime de transition énergétique « MaPrimeRenov’ », mise en place en 2020 (lien : https://www.economie.gouv.fr/cedef/maprimerenov. Dernière consultation : 22/06/2023).

[18] Les ressources consultées sont : 1) De Mauro, T., Grande dizionario italiano dell’uso, Torino, UTET, 1999 ; 2) Dizionario di italiano, Milano, Garzanti, 2008 ; 3) Dizionario italiano Sabatini Coletti (version en ligne) : https://dizionari.corriere.it/dizionario_italiano/ (dernière consultation : 26/03/2024).

[19] www.treccani.it (dernière consultation : 26/03/2024).

[20] Nous traduisons de l’espagnol : « Lugar por el que es fácil colarse ». L’article spécifie que le mot est employé aussi dans un sens figuré.

[21] Disponible en ligne en libre accès à l’adresse suivante : https://dle.rae.es (dernière consultation : 26/03/2024).

[22] https://dictionary.cambridge.org (dernière consultation : 26/03/2024).

[23] https://www.merriam-webster.com (dernière consultation : 26/03/2024).

[24] Le corpus Web le plus récent date de 2021.

[25] Le titre de l’article est : « Monolayer permeability and the properties of natural membranes », écrit par Martin Blank et publié dans The Journal of Physical Chemistry.


 

Per citare questo articolo:

Rosa CETRO, « Le terme métaphorique passoire thermique : genèse, évolution, traduction », Repères DoRiF, n. 30 – Variations terminologiques et innovations lexicales dans le domaine de la biodiversité et du changement climatique, DoRiF Università, Roma, giugno 2024, https://www.dorif.it/reperes/rosa-cetro-le-terme-metaphorique-passoire-thermique-genese-evolution-traduction/

ISSN 2281-3020

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